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donner un plaisir regrette tous les autres plaisirs imaginables que cet écu pouvait lui procurer. Dans ses heures de découragement, l’artiste déplore ses sacrifices volontaires comme des malheurs ou comme des crimes, et il est certain que souvent qui choisit prend le pire.

Mais il y a aussi des choix heureux qui sont des inspirations d’en haut, et rien n’est plus fâcheux, plus funeste que les demi-partis. L’artiste finit par découvrir que ce qu’il a retranché de son sujet fait valoir le reste, et il se console de l’avoir appauvri en se rappelant que les peintres, les musiciens, les poètes seraient bien fous de vouloir rivaliser d’abondance avec la nature, que leur vraie destination est de débrouiller des impressions confuses, de dissiper des nuages, de résoudre des incertitudes, d’éclaircir ce qui semblait douteux, d’accentuer ce qui n’était qu’indiqué, et que si dans le monde réel des effets à peine annoncés nous suffisent et nous plaisent, nous nous adressons à l’art pour éprouver ce genre de plaisir que nous procurent les choses prononcées. Tel paysage représente un site connu et aimé de vous, devant lequel vous avez souvent rêvé, et il vous étonne par sa nouveauté. Vous aviez tout vu, tout senti, et il vous semble que vous n’aviez su ni voir ni sentir. Incertain, suspendu, balançant entre plusieurs partis, laissant vos yeux comme votre esprit flotter au hasard d’une chose à l’autre, vous aviez raisonné longtemps sans conclure. L’artiste a conclu pour vous : le jugement est rendu, et c’est un arrêt digéré et décisif. L’histoire émouvante, passionnée que vous raconte telle symphonie, vous vous l’étiez cent fois contée à vous-même ; mais votre récit était décousu, souvent obscur, et tout se tient, tout s’enchaîne, tout est pur et net dans celui du musicien. Il a eu pitié de vos bégaiemens ; ce que balbutiait votre langue trop grasse, il l’articule, et cette symphonie vous fait l’effet d’une révélation : elle vous apprend ce que vous pensiez savoir ; vous vous flattiez de connaître votre cœur, elle vous le découvre. Quand l’art n’aurait pas autre chose à nous donner, les Butscha ne sont pas en droit de dire qu’il ne nous sert à rien : grâce à, lui, nos contemplations sont plus précises, nos émotions plus conscientes d’elles-mêmes, nos rêveries plus lucides et plus ordonnées.

Butscha est un épicurien ; il ne demande à la nature que de l’aider à jouir quelque temps de lui-même, après quoi il retourne à ses affaires. La grande, l’unique affaire du véritable artiste est de manifester au monde le secret de ses jouissances et de nous communiquer son âme. C’est une satisfaction qu’il se donne au prix de grands efforts et d’un labeur dur, opiniâtre, et toujours inquiet. Il tremble sans cesse qu’interprètes infidèles, sa parole ou sa main ne trahissent sa pensée. Il efface, il rature, il corrige, il retouche, il