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m’ennuient. Pour m’amuser, je n’ai qu’à regarder autour de moi. Tant de gens se chargent obligeamment de me donner la comédie, sans compter que je me la donne quelquefois à moi-même ! » En sortant du Salon ou même du musée du Louvre, n’est-ce pas une joie de se retrouver dans le monde réel, de voir des arbres qui ont vraiment trois dimensions, des feuilles qui bougent, des bêtes qui remuent et de l’eau qui coule ? Regardez une jolie femme avec des yeux d’artiste, comme une peinture ou une statue vivante. Les statues qui vivent ont un charme pénétrant que n’ont pas les autres ; on n’en est pas amoureux, on les admire, mais on se souvient d’avoir aimé, et quand la vigne est en fleur, le vin travaille dans les celliers. Promenez-vous dans la campagne par une belle soirée de printemps. Selon l’humeur dont vous serez, le chant alterné de deux rossignols qui se répondent dans l’obscurité d’un bois vous remuera jusqu’au plus profond de votre être, et vous croirez que cette musique, fraîche comme une rosée, a la vertu de rajeunir le monde et les cœurs. Ou bien voulez-vous rêver, allez vous asseoir au bord d’une eau courante, laissez-vous bercer longtemps par son murmure, et vous arriverez par degrés à cet état délicieux où l’on se sent vivre sans en être bien sûr, et où l’univers n’est plus qu’une grande image contemplée par l’ombre d’un moi.

Si, livrés à nous-mêmes, nous pouvons goûter des plaisirs esthétiques qui, semble-t-il, ne nous laissent rien à désirer, à quoi servent les arts ? à quel besoin répondent-ils ? par quelle nécessité de l’esprit humain furent-ils créés ? C’est une question que nous ne pouvons résoudre sans avoir, au préalable, étudié de plus près notre imagination, ses lois, ses habitudes, ses procédés, comment elle se comporte dans son commerce journalier avec le monde, comment elle s’y prend pour travailler sur la nature et pour se former ces images intérieures qui souvent la ravissent plus que toute œuvre d’art, mais dont souvent aussi l’insuffisance l’étonné et la chagrine. Il faut qu’elle nous raconte ce qu’elle trouve dans les réalités et ce qui lui gâte ses découvertes, qu’elle nous dise ses joies et ses dégoûts, ses félicités, ses mécomptes et ses misères.


VICTOR CHERBULIEZ.