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ont précédé le latin et agi sur lui. Des idiomes indigènes il est probable que nous n’aurons jamais une idée bien nette. Est-ce à dire que la question soit insoluble ? Non pas, car on pourra comparer entre elles les inscriptions et les œuvres d’une même région, et de ces études on déduira les lois particulières suivant lesquelles la langue romaine s’altérait dans la contrée. Nous possédons déjà des renseignemens assez précis sur le latin d’Afrique. Malheureusement il se trouve qu’aucun idiome moderne n’en est sorti : l’invasion arabe a tué, au moment où elle naissait à Carthage, une curieuse langue romane qui eût été une combinaison originale du punique, du libyque et du latin. Mais il en a été tout autrement en Gaule, en Italie ou en Espagne : et c’est dans ces pays surtout qu’il faudrait étudier les modifications de la langue des Romains. On y distingue déjà quelques phénomènes intéressans. A mesure que l’on monte vers le nord, on voit les mots latins se contracter et s’assourdir davantage : par exemple, le français supprime la consonne médiane dans les syllabes qui précèdent la tonique, tandis que l’italien la garde presque toujours. On constaterait bien d’autres faits, si l’on comparait successivement le latin vulgaire de Rome à celui de chaque province. Le jour où l’on aura mené à bien cette longue et délicate enquête, ce jour-là seulement on aura la clé des langues romanes.

Dès aujourd’hui nous connaissons bien les caractères généraux et les tendances du latin populaire. On ne saurait en fixer absolument la physionomie, puisqu’il a toujours été en mouvement. Mais ce que l’on peut faire et ce qui importe, c’est de saisir les principes qui présidaient à son évolution.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la tyrannie de l’accent. Il exagère l’importance de la syllabe sur laquelle il tombe ; il tend à abréger, même à supprimer tout le reste ; il contracte le mot, il affaiblit ou fait tomber les finales. Cauneas ! cauneas ! criait un jour sur le quai de Brindes, et sans y entendre malice, un marchand de figues de Caune ; mais à ce moment Crassus s’embarquait pour sa malheureuse expédition contre les Parthes, et les passans virent dans ce cri un mauvais présage : « M’y va pas ! n’y va pas ! Cave ne eas. » Le relief des syllabes toniques suffisait donc à défigurer dans la prononciation tout un membre de phrase. Mais voici d’autres conséquences. En détruisant les finales, l’accent supprimait en grande partie les cas ou les temps, et forçait de recourir aux prépositions ou aux verbes auxiliaires. De plus, il annulait la quantité prosodique et conduisait à imaginer une versification nouvelle, fondée sur le nombre des syllabes fortes et complétée par la rime.

La langue vulgaire s’altérait encore en vertu d’un principe que