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vulgaire. Car c’est presque toujours de lui, et presque jamais du latin classique, que procèdent nos langues. On pourrait le démontrer à propos de tout, de la prononciation, du vocabulaire, du sens des mots, de la conjugaison, de la construction des phrases, de la syntaxe, de la versification. Dans le parler populaire de Rome et de Gaule on saisit déjà les caractères spécifiques de nos mots français : prédominance de la syllabe accentuée, suppression de la voyelle brève qui précède, chute de la consonne médiane. Des paysans romains nous avons hérité certains sons ou articulations qui n’existaient pas dans le latin savant, par exemple notre è fermé, le son nasal de n, et de gn. Si nous ne prononçons pas le p dans septième, si les Italiens écrivent settimo, c’est que les gens du peuple disaient setimo. Quand on discourait au sénat, on se surveillait pour ne point offenser les délicats, et l’on employait les formes savantes, equiis, sommis, aurum, auricula ; mais dans les rues ou aux champs, comme on voulait être compris de tous, on disait caballo, sommo, oro, oricla ; d’où cheval, sommeil, or, oreille. Pour le populaire, hoslis a toujours désigné l’étranger, le voyageur : d’où le sens du français hôte, hôtellerie, de l’italien osteria. Comme nos langues, le latin vulgaire n’avait que deux genres, ou connaissait à peine l’usage du neutre. Il ramenait toute la déclinaison à deux cas, comme le vieux français, et déterminait surtout par des prépositions le rapport des mots. Il avait un article, ou du moins le démonstratif ille en tenait lieu. Il ignorait les verbes déponens, les formes particulières du passif, du futur, même quelquefois du parfait et du plus-que-parfait ; il y suppléait par l’emploi de l’infinitif ou du participe, accompagné d’un auxiliaire. Il façonnait la phrase d’après l’ordre logique. Il modelait les vers d’après l’accent tonique et le nombre des syllabes ; dans les derniers siècles au moins, il connaissait l’assonance et la rime. On pourrait multiplier ces rapprocherons ; mais nous en avons assez dit, sans doute, pour marquer la parenté de nos langues modernes et du latin vulgaire.

Fort bien, dira-t-on, mais ce latin populaire ne nous explique pas tout. Ce qui en dérive, ce n’est pas une langue, c’est cinq ou six, et, si vous tenez compte des dialectes, c’est quinze ou vingt. Pourquoi ce même patois est-il devenu, ici le portugais, là le roumain, en Italie le toscan ou le milanais, le vénitien ou le sicilien, en Espagne le castillan, le navarrais ou l’andalous, en France le languedocien ou le provençal, le bourguignon ou le normand, le picard ou le français ?

À cette question l’on ne peut encore donner aujourd’hui une réponse absolument satisfaisante. Pour résoudre sûrement le problème, il nous manque un élément essentiel, la connaissance des langues qui en Gaule, en Espagne, en Italie, au bord du Danube,