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eu une autre idée, originale et féconde : sous l’influence de l’hébreu et peut-être aussi du punique, ils ont imaginé des vers latins rythmiques avec assonances ou rimes. Nous en avons la preuve dans une foule d’inscriptions populaires trouvées en Algérie ou en Tunisie et dans les œuvres des poètes de la contrée, surtout de Commodien. L’invention des Africains a fait fortune : de Carthage elle est passée à Rome, en Espagne, en Gaule et a été acceptée par toute l’Europe du moyen âge. Ainsi l’Afrique chrétienne apportait au monde romain une versification et une prose fondées principalement sur la langue populaire : avec les Africains et le christianisme, c’était le latin vulgaire qui avançait.

Pourtant, la vieille langue littéraire se défendait. Elle avait ses partisans décidés, les cicéroniens comme Symmaque et Macrobe, les virgiliens comme Claudien. Mais la plus grande force du parti était sans doute en ces chrétiens fameux, un saint Ambroise, un saint Jérôme, un Prudence, qui, après le triomphe définitif de leur religion, rêvèrent d’accorder la foi nouvelle avec la tradition gréco-romaine. Saint Jérôme admire Cicéron et l’imite, au moins dans sa correspondance ou ses histoires. Saint Ambroise adopte pour ses hymnes les principes de la versification classique et donne le modèle d’une nouvelle poésie lyrique, savante en ses formes, mais toute chrétienne d’inspiration. Prudence, à son tour, se souvient de Virgile dans ses poèmes didactiques et son épopée allégorique. Il est vrai que chez tous ces auteurs, chez les païens comme chez les chrétiens, le latin savant ne se maintient à peu près qu’en faisant bien des concessions au latin vulgaire. Saint Ambroise et Prudence laissent voir quelque maladresse à manier la langue de Cicéron et de Virgile. Saint Jérôme doit se faire deux styles : l’un pour ses ouvrages purement littéraires, l’autre pour ses livres d’exégèse. Claudien même a soin que l’accent tonique coïncide souvent avec la quantité : ce qui est encore une façon d’hommage à la versification populaire. Symmaque a bien des expressions abstraites, bien des tours familiers. Les personnages de Macrobe causent parfois entre eux à la manière des gens du peuple. Et ce cicéronien avoue mélancoliquement dans sa préface que la langue latine le trahit souvent. Il pourrait dire à l’occasion comme un de ses personnages : « Vivons comme les gens d’autrefois ; mais parlons la langue d’aujourd’hui. »

Et tous ces hommes-là sont les plus instruits de l’époque ; ils soutiennent encore leur style grâce à un commerce assidu avec les classiques. Pour voir ce que devenait réellement le latin littéraire, il faut s’adresser à un auteur d’une moins solide éducation, par exemple à Ammien Marcellin. C’était un païen, grand admirateur de l’empereur Julien, qu’il suivit en Gaule et en Perse. Quand il