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une province à leur empire, les Romains y portaient leur langue. Les colons étaient pour la plupart d’anciens soldats, des marchands, des gens d’humble condition ; c’est le latin populaire qui émigrait avec eux. Et partout il se trouvait en contact avec un idiome indigène, le celtique en Gaule, le celtibérien en Espagne, le punique et le libyque en Afrique, le grec en Orient. En chaque région, on rencontre un parler composite, qui à première vue est du latin, mais où se mêlent en réalité beaucoup d’autres élémens. C’est ce qu’a bien vu saint Jérôme : « Le latin, dit-il, se modifie sans cesse avec les pays et avec le temps. » Il existe, par exemple, un latin de Gaule, un latin d’Espagne, un latin d’Afrique, qui dans une certaine mesure ont vécu d’une vie indépendante, comme aujourd’hui le français du Canada ou l’anglais des États-Unis.

Le mal n’eût pas été grand, si chacune de ces variétés du latin n’était pas sortie du pays où elle était née. Mais c’est tout le contraire qui arriva. Sous l’empire, les provinces ont été, beaucoup plus que Rome, fécondes en grands hommes. D’abord les plus célèbres écrivains viennent d’Espagne ; à partir du IIe siècle, ils viennent d’Afrique. Ces deux pays surtout ont produit de véritables écoles littéraires, qui ont eu leurs caractères originaux et qui ont puissamment réagi sur la littérature même de la capitale. Et par là, dans la langue savante entrait peu à peu le latin de province, qui était encore une forme du latin vulgaire.

Ce sont là des causes externes, surtout politiques, qui favorisaient le progrès de la langue populaire. Mais il y avait encore d’autres causes, des causes internes, qui à cette époque critique tendaient à affaiblir l’idiome littéraire et à précipiter sa décadence. C’étaient l’abus de l’hellénisme, les caractères du style à la mode, et l’engouement de beaucoup d’écrivains pour l’archaïsme.

Au moment où la ruine de la bourgeoisie supprimait tout lien entre la foule et l’aristocratie intellectuelle, les gens de lettres semblaient prendre plaisir à restreindre encore leur public en se rendant presque incompréhensibles pour quiconque ne savait pas le grec. Déjà, les contemporains d’Auguste encadraient sans façon dans leur style des locutions helléniques ; ils reprochaient aux vieux poètes de n’avoir pas assez mis au pillage Alexandrie ou Athènes : pour plaire aux délicats de Rome, il fallait arriver d’Orient. Cette manie s’aggrava d’une génération à l’autre. A la cour des Antonins, on ne se servait guère de l’idiome national : ou bien l’on écrivait en grec, comme Marc-Aurèle, ou l’on parlait grec en latin, comme Fronton. Pour comprendre les auteurs de son temps, un Romain devait commencer par oublier à moitié sa langue. Aussi le public n’essayait même pas de les suivre. Mais, à ce jeu, le cercle du latin savant allait se rétrécissant chaque jour ; et la littérature devenait