Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une harmonie qui n’est que l’ordre rendu sensible, notre raison se réjouit d’y trouver quelque chose qui lui ressemble. Elle sait gré à ces miroirs magiques, où toutes les choses de ce monde aiment à se réfléchir, de lui montrer aussi son visage. Elle dit à l’artiste : « Vas en paix, les dieux sont contens. »


VII

Nous avons cherché une définition de l’art qui convînt également à l’architecture, à la statuaire, à la peinture, à la musique, à la danse, à la poésie et aux oratorios comme à la comédie, à une épopée comme à une nature morte, à une cathédrale comme à une chanson. Toute œuvre d’art, pouvons-nous dire en nous résumant, est une image composée et harmonieuse, dont la nature ou la vie humaine a fourni l’original, dans laquelle il y a tout ensemble plus et moins que dans le modèle, et qui nous plaît également et par la réalité que nous y trouvons et par celle qui lui manque.

Mais ici une question se pose. C’est à la nature que l’artiste emprunte ses modèles, c’est la nature qui lui fournit ses inspirations, et la nature nous appartient autant qu’à lui ; elle est à tout le monde et à notre service comme au sien. Que ne faisons-nous comme l’artiste et qu’avons-nous besoin de son secours ? Nous avons tous une imagination ; fût-elle beaucoup moins forte, moins riche ou moins réglée que la sienne, elle a du moins l’avantage de nous toucher de plus près, d’avoir toujours vécu avec nous dans un commerce très familier ; elle connaît nos goûts, notre secret, et mieux que cette étrangère, elle sait ce qui nous convient ; à quoi tient-il que nous ne l’employions à nous créer des images qui nous plaisent et auxquelles nous donnerons de l’harmonie en nous laissant gouverner par la raison ? N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que nous faisons tous les jours et ce qu’on peut appeler l’art naturel ? Nombre d’hommes qui ne sauraient ni bâtir, ni peindre, ni sculpter, ni composer un opéra, ni écrire un quatrain, ont des yeux de peintre ou de sculpteur, des oreilles de musicien, des sensations et un cœur de poète. Ils ne peuvent exprimer ce qu’ils sentent, mais les joies muettes sont peut-être les plus douces et les plus profondes. Quiconque n’a jamais éprouvé des émotions d’artiste devant certains spectacles de la nature et du monde, de l’histoire et de la vie, restera froid comme un marbre en présence des chefs-d’œuvre de l’art ; quiconque est incapable de se procurer à lui-même des plaisirs esthétiques par la contemplation des réalités sera toujours insensible aux plus belles créations du génie et leur dira : « Sonate, que veux-tu ? »