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dans ce galantin et dans ce rustre, eût reconnu les deux frères ?

Avec une furie d’admiration et d’imitation qui fait songer à notre Renaissance, les Romains se jetèrent sur la Grèce et lui prirent tout : son art, ses genres littéraires, sa versification, souvent même ses mots, ses formes et ses procédés d’expression. Pour ce qui est de la langue, on attribue diverses innovations à la plupart des poètes de ce temps, à Livius Andronicus, à Ennius, à Attius, à Lucilius. Toutes ces réformes tendaient à combattre l’action destructive de l’accent tonique, à régler la prononciation et l’orthographe, à soutenir les finales, les syllabes atones et les voyelles médianes, à fixer la quantité prosodique par le redoublement des lettres, par l’usage exclusif des mètres grecs. Pour exprimer une foule d’idées nouvelles et préciser le rapport logique des mots, on mit au pillage la grammaire des Hellènes et leur vocabulaire. On n’épargna rien pour élever le latin à la hauteur de ses destinées. On l’enrichit, on le polit, on l’affina. Surtout on l’arrêta sur la pente où il glissait vers quelque chose qui devait sortir de lui, mais qui n’était plus lui. Et, pour quelques siècles, on réussit presque à le fixer. Le succès fut très rapide. Déjà la langue de Plaute et de Térence est correcte et assez pure : sauf quelques formes populaires et certaines constructions qu’on devait proscrire plus tard, ils annoncent déjà les grands classiques. Puis, Scipion Émilien et ses amis commencent à régler le bon usage. Avec les Gracques, Hortensius et Sylla, la prose se fortifie et se polit ; Cicéron y ajoute le rythme, l’harmonie des périodes savamment équilibrées. Le vers, déjà plein et fort, mais un peu embarrassé et redondant chez Lucrèce, souple chez Catulle, mais encore mal dégagé de l’alexandrinisme, s’allège et se précise chez Horace et Virgile, en même temps qu’il se plie à des lois plus sévères. Le latin littéraire atteint son apogée avec la période cicéronienne, avec la versification savante des contemporains d’Auguste.

Sous ces brillans dehors, on entrevoit pourtant la décadence prochaine. La croissance avait été trop rapide. Le latin se trouva presque fixé dans ses formes artistiques avant d’avoir développé toutes ses ressources. Aussi voyez comme tous les grands auteurs se plaignent de l’instrument qu’ils ont en main. Lucrèce et Horace, et plus tard Sénèque, accusent l’indigence de la langue. A Cicéron lui-même échappe plusieurs fois cette réflexion mélancolique : « Ce que l’on a appris des Grecs, on désespère de l’exprimer en latin. » Et vraiment cette langue était pauvre : elle manquait de mots techniques, de mots abstraits, de mots composés ; lente et lourde, elle se traînait péniblement à la suite de la pensée. Les auteurs s’en