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çà et là des bouquets d’arbres, égaient encore la campagne. Mais à mesure qu’on monte sur le plateau, le paysage s’appauvrit et se dénude. Oh ! qui rendra la tristesse de ces rideaux de pins ébranchés par le vent qui profilent sur le ciel gris leurs maigres colonnades, et celle du clocher de Tugeau qui se dessine sur la mer dans une cassure de terrain, et l’air d’abandon des sémaphores où paît une chèvre misérable attachée à un poteau ? Après Lescoff, on ne voit plus que de loin en loin un moulin à vent ou une bergère assise avec un fuseau sous une haie d’ajoncs. Enfin, on aperçoit le grand phare qui occupe l’extrémité de la pointe du Raz. Un sourd mugissement qui vient d’en bas annonce la proximité de la mer et par saccades fait trembler tout le promontoire. Quelques pas encore, et brusquement, derrière le phare, l’Océan apparaît de trois côtés. D’un seul coup il s’est emparé de l’horizon et vous écrase de son immensité circulaire. Ici la terre finit, rongée, engloutie par le flot tout-puissant. Derrière ce rocher pointu qu’on voit devant soi et qui forme le bout du cap, on sent le vide de l’espace. On se croit lancé par-dessus l’enveloppe liquide du globe sur un écueil, au beau milieu de l’Atlantique. Il n’y a plus que la mer et le ciel, et entre les deux des nuages noirs sombres sur l’abîme.

Tristis usque ad mortem, c’est la première et la dernière impression de la pointe du Raz. Elle s’exprime dans ce proverbe breton : « Secourez-moi, grand Dieu, ma barque est si petite et la mer est si grande ! et dans cet autre : « On ne peut rien contre la mer ni contre Dieu. » Un sentier étroit, vertigineux, grimpe autour du cap sauvagement découpé. Bientôt on aperçoit sous ses pieds ce qu’on appelle l’enfer de Plogoff. En travaillant un angle rentrant du roc, les vagues ont creusé une caverne et percé le promontoire de part en part. La rampe descend assez bas pour qu’à un point on voie un trou de lumière dans la caverne ; c’est son issue de l’autre côté du cap. A cet endroit, le granit est rouge ; sous l’eau, il est tapissé de lichens d’un blanc verdâtre et cadavéreux, ce qui donne à cette bouche de l’abîme quelque chose de particulièrement sinistre. Toujours les vagues y mènent une danse effrénée et s’y engouffrent avec de véritables détonations. Mais il faut s’asseoir à la pointe aiguë du cap, au tournant du sentier, pour goûter la beauté sauvage du panorama, qu’aucune vue océanienne ne surpasse en grandeur. On dirait qu’on se trouve sur le pic d’une montagne submergée dont la crête se prolonge sous l’eau et en ressort avec ses dents ébréchées. On plane sur un archipel d’îlots et de récifs. A vos pieds, sur un écueil, au ras du flot, c’est le phare de la Vieille. A deux lieues de là, cette mince ligne noire, qui le dirait ? c’est l’île de Sein, la célèbre île des neuf vierges