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et la sagesse antique : le juif me semble à mi-chemin entre les deux, entre l’humilité de l’une et l’orgueil de l’autre ; il y a, dans sa vertu, moins d’effort apparent et de tension héroïque ; tout y est humain et naturel. Ici encore, chez le juif frappé des imprécations du herem, on sent quelque chose de tempéré, d’équilibré qui semble tenir à ses origines et à son éducation hébraïques. Alors même que sa philosophie n’aurait rien d’israélite, qu’elle ne devrait pas plus à la Cabbale qu’à la Thora, sa vie et sa sagesse tiennent d’Israël. Ce n’est pas, en tout cas, une race à jamais déchue, celle qui, à ses plus mauvais jours, a enfanté un Spinoza.

« Dans le livre des contes de l’Arabie, a dit le poète juif, on voit des princes changés en bêtes qui, le jour venu, reprennent leur forme première… Tel a été le destin du prince que je chante. Son nom est Israël. Des sorcières l’avaient changé en chien, en chien jouet des enfans de la rue, en chien avec des pensées de chien : Hund mit hündischen Gedanken[1]. » Le poète a dit vrai. Durant des siècles, Israël, prince des pays d’Orient, chassé de la maison du roi son père, a été métamorphosé en animal obscène ; il a dû ramper aux pieds de maîtres étrangers, aboyant de faim et de misère, objet de dégoût pour qui le rencontrait. Et voilà que, au grand scandale de ceux qui le croyaient fait pour être à jamais fouetté et battu, il a repris, devant nous, sa forme humaine. Les sorcières qui la lui avaient enlevée sont bien vieilles ; toutes pourtant ne sont pas mortes. Ce sont les lois d’exception qui, pendant si longtemps, ont refusé de voir dans le juif un homme ; en certaines contrées, là-bas, vers l’Asie, les survivantes s’obstinent encore à le traiter en chien. La fée qui a fait cesser l’enchantement, est-il besoin de la nommer ? Elle est coutumière de pareils prodiges, et Israël n’est pas le seul qui lui doive d’avoir repris forme humaine. Naguère encore, elle était en haute renommée parmi nous, Français ; et, à notre exemple, les peuples l’invitaient volontiers à leur rendre visite. Aujourd’hui, on semble las d’elle ; plus d’un ne lui pardonne pas ce qu’elle a fait pour Jacob. On l’appelle Liberté ; — pour redevenir tout à fait un homme, le juif ne demande pas d’autre aide.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. H. Heine, Prinzessin Sabbath ; Romanzero.