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juif fût inhumain, insensible, cruel, féroce, qu’il eût une pierre à la place du cœur ? Non point ; de ce qu’il était dur vis-à-vis des ennemis d’Israël, il ne suit point qu’il fût incapable de bonté, de tendresse, d’affection, de dévoûment. Pour qui l’a observé de près, le juif est peut-être le plus affectueux des hommes ; mais toute sa sensibilité, il la gardait pour les siens, pour sa famille et pour son peuple. Son cœur, endurci et comme rugueux au dehors, demeurait tendre dans ses fibres intimes. Le juif était homme, lui aussi ; Shakspeare l’a senti, d’instinct, dans Shylock ; mais le juif n’était homme qu’avec ses frères, avec ceux qui le traitaient en homme. Vis-à-vis des autres, il se hérissait, il se roulait en boule, ou s’enfermait dans une impassibilité froide. Sa tendresse, comme son orgueil, était tournée en dedans. D’une manière générale, on pourrait dire que le juif était l’homme du dedans. Toute son existence, sa séquestration et son abjection le contraignaient, en toute chose, à se replier sur lui-même. Joies ou douleurs, toutes ses affections étaient comme rentrées. Exécré et méprisé de tous, il ne pouvait avoir ni confiance, ni ouverture de cœur, ni expansion, ou il n’en pouvait avoir qu’avec les siens, avec « sa juive » et « ses petits juifs, » persécutés et traqués comme lui. Tel le sanglier des bois, l’animal sauvage, avec sa laie et ses marcassins. C’était à sa femme, à ses enfans, à ses frères en ignominie qu’il gardait tout ce qu’il y avait de bon et de doux en lui. Ses tendresses refoulées s’épanchaient librement, le soir, dans la famille. La famille a toujours été le refuge du juif. Il en a eu les vertus ; ses ennemis ne les lui ont jamais refusées. A toute époque, il a mérité les éloges, trop souvent menteurs, des épitaphes villageoises : il a été bon père, bon fils, bon époux. Aucune race, peut-être, n’a possédé à ce point les qualités qui font aimer la vie de famille, et qui, pour n’être point les plus hautes ou les plus brillantes, n’en sont pas moins peut-être les plus solides et les plus précieuses : la tempérance, la continence, la patience, la douceur, la modération, la régularité des mœurs. Le juif a peu de vices ; il ne connaît guère ceux dont souffrent le plus la femme et l’enfant : l’ivrognerie, le jeu, la colère, les brutalités de la main ou les grossièretés de la bouche. En cela, jusque dans son infect ghetto, il est toujours demeuré homme de race, bien élevé ou bien né.

D’une manière générale, le juif répugne aux actes de violence et aux passions violentes : il y a si longtemps qu’il ne peut plus se les permettre ! Ce n’est pas qu’il ne soit passionné, mais passionné en dedans, et souvent à froid. La passion, chez lui, n’éclate guère que dans l’intensité du regard. A l’inverse du barbare slave ou germain, il est rarement l’esclave ou le jouet de sa passion ; il sait la