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a perdu de sa raideur ; elle s’est assouplie, elle s’est courbée sous la nécessité des temps, elle s’est adaptée aux compromis, elle a pactisé avec la force, elle a revêtu des déguisemens et porté le masque. Dans la religion même, pour ce qui lui tenait le plus à cœur, elle a appris à dissimuler, à mentir, à plier le genou devant les dieux ou les prophètes que niait sa loi. Des milliers et des dizaines de milliers de juifs d’Afrique, d’Asie, d’Europe ont abandonné extérieurement le judaïsme, se déclarant disciples de Jésus ou de Mahomet, pour obtenir le droit de vivre. Des chrétiens, aussi, ont faibli, durant les persécutions ; les lapsi étaient nombreux ; le martyre a toujours été une vocation rare. La différence est que les rabbins ont excusé, approuvé et parfois conseillé ce semblant d’apostasie. Le plus illustre de leurs docteurs, le grand Maïmonide, le rédacteur des 13 articles de loi, prêchant d’exemple, avait lui-même pris le turban au Maroc[1]. Cinq siècles plus tard, Sabbataï, le pseudo-messie d’Orient, confessait Mahomet devant le sultan, et foulait aux pieds le bonnet de juif, sans que sa défection diminuât son autorité près de ses disciples. Je ne sais s’il n’en est pas encore qui attendent sa résurrection. D’autres, en Espagne, en Portugal, en Italie, en France, — là où le choix était entre la mort et la croix, — se sont laissé baptiser. Il peut y avoir, parmi le sephardim, des familles qui ont, tour à tour, baisé l’Évangile et le Coran. Les nuevos cristianos de Castille et les marranes de Lusitanie fréquentaient l’église, se faisaient marier par le prêtre, s’agenouillaient au confessionnal et à la table eucharistique, sans cesser d’être juifs. Chez nous-mêmes, à Bordeaux, nos juifs portugais, issus des nouveaux chrétiens de la Péninsule, ont longtemps protesté qu’ils étaient de bons catholiques, et non des mécréans de juifs. — « Nous sommes d’Israël, » disaient, en secret, les pères à leurs enfans, leur enseignant à mépriser la religion qu’ils leur faisaient pratiquer en public, et leur apprenant à renier, devant les hommes, la foi qu’ils leur transmettaient clandestinement. Des générations de fils de Jacob ont ainsi été formées à l’hypocrisie et au mensonge, dans ce qu’elles avaient de plus sacré et de plus cher. Il n’y a pas longtemps que, en dépit des familiers de l’inquisition, il y avait encore de ces faux catholiques en Espagne ; — et en certaines villes d’Orient, à Salonique, si je ne me trompe, il reste toujours de ces faux musulmans. Aujourd’hui même, si ses sabbatiales ne sont point, comme on l’a cru parfois, des crypto-juifs[2], la Russie

  1. Maïmonide a composé un traité pour la défense des juifs mahométans. D’après lui, le Talmud et la loi n’interdisent, sous peine de mort, que l’idolâtrie, l’adultère et l’homicide. — Voyez Graetz : Geschictite der Juden, t. VI, ch. X, p. 316-322.
  2. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. III, ch. IX, p. 515, 518.