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les émotions d’un autre, nous les partageons, mais elles ne nous troublent plus. Nos désespoirs se tournent en mélancolie, nos haines ne sont plus âpres, nos désirs ont émoussé leur pointe, nos fureurs sont des orages dont le grondement nous charme. Un vieillard n’est jamais plus heureux que dans ces heures occupées et tranquilles où, se remémorant tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a souffert, il en renouvelle en lui l’impression, et où sa vie lui apparaît comme un songe qu’il a rêvé. Un amoureux ne possède complètement sa maîtresse que dans ces momens trop courts où, la fièvre du désir étant tombée, ses sens calmés lui permettent de penser à ses joies passées plus qu’à celles qu’il espère : en apercevant cette créature d’un jour qui est sa proie et son tourment, il lui semble qu’elle a échangé sa beauté éphémère contre les grâces ineffaçables d’un souvenir immortel, et il croit voir venir à lui une chère image, le délicieux et adoré fantôme de l’amour.

Or c’est là précisément la disposition d’esprit habituelle à l’artiste et dans laquelle nous nous trouvons nous-mêmes devant une œuvre d’art, si nous en savons jouir en la prenant pour ce qu’elle est. L’artiste est le plus sympathisant des hommes ; il se met en communication avec le monde entier, et non-seulement avec nos âmes, mais avec l’âme des choses. Une heureuse rencontre de lignes, un accident de lumière, l’ombre d’un nuage courant sur un champ de blé, le bourdonnement d’un insecte, un ruisseau invisible qui pleure au fond d’un ravin, tout lui parle, tout fait vibrer ses nerfs. Telle scène très ordinaire de la vie humaine laisse dans ses yeux une image qui y restera et dont un jour il fera peut-être quelque chose. Il faut moins encore pour le toucher au vif. Delacroix ne fut jamais plus ému que le jour où, se disposant à monter dans un cabriolet peint en jaune serin, il s’avisa que ce jaune produisait du violet dans les ombres : ce qui venait de se passer dans la portière de ce fiacre était pour lui tout un événement. Mais l’artiste, dont les nerfs sont si prompts à s’ébranler, est aussi le plus réfléchi des hommes ; son ardente sensibilité est toujours contemplative, et aussi longtemps du moins qu’il s’occupe de son art, il n’a pas les passions qui détruisent et qui tuent. La fleur qu’il admire, il n’est pas tenté de s’unir à elle en la mettant à sa boutonnière ; il a mêlé sa vie à la sienne, il se sent végéter et fleurir avec cette fleur, et pour la récompenser du plaisir qu’elle lui fait, il voudrait la rendre immortelle. Si la sensibilité de l’artiste était moins vive, il ne réussirait pas à animer ses sujets ; s’il était moins contemplatif, sa pensée serait trouble et il n’en démêlerait pas les confusions. Un pâté peint par Chardin a un air de vie, ou tout au moins il a l’air d’exister. Pendant que