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les passions que nous avons pu ressentir dans la vie réelle, et les plus violentes, les plus douloureuses de ces passions ne nous causent aucune souffrance. Elles ne nous blessent pas, elles ne nous déchirent pas ; elles sont devenues inoffensives. Ce sont des serpens sans venin, avec lesquels on peut jouer ; ce sont des abeilles sans aiguillon, dont nous pouvons recueillir le miel sans qu’elles nous piquent.

Martin disait à Candide que l’homme est né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui. Il exagérait ; tout est gradué dans la vie de l’âme comme dans la nature, et il y a beaucoup de degrés intermédiaires entre la léthargie et les convulsions. Mais il faut accorder à Martin que l’homme n’échappe à l’ennui que par ses passions, que c’est par elles qu’il se sent vivre et qu’il n’en est aucune qui ne soit accompagnée d’inquiétude, aucune qui ne soit une douleur commencée. Le désir et l’aversion sont les passions mères d’où dérivent toutes les autres, et soit que notre âme éprouve des mouvemens d’approche ou de recul, elle ne peut trouver son repos que dans l’anéantissement de ce qu’elle cherche ou de ce qu’elle fuit. Si la haine n’est contente que lorsqu’elle a tué, l’amour a lui-même des instincts destructeurs. Si heureux qu’il soit, il lui manque toujours quelque chose, car il ne peut jamais s’unir à ce qu’il aime autant et aussi longtemps qu’il le voudrait, et il compare avec tristesse l’infinité de son désir à l’insuffisance de sa possession. Tout homme vraiment épris a souhaité, dans le paroxysme de sa fièvre, d’anéantir la créature qu’il adore et d’accomplir son rêve d’union parfaite en l’assimilant à sa substance, comme le chien s’unit en la mangeant à la moelle de l’os qu’on jette à sa faim.

Nos passions sont des puissances désordonnées, orageuses, violentes et tyranniques ; s’arrogeant un droit de souveraineté sur le monde, elles trouveraient naturel d’en bouleverser les lois pour se satisfaire. Toutes nos inquiétudes, tous nos troubles nous viennent de la contradiction inhérente à notre moi, qui, étant à la fois le plus compréhensif et le plus particulier de tous les êtres, se croit le centre de l’univers, où il tient si peu de place, et verrait sans étonnement les autres moi se sacrifier à son bonheur ; mais, comme ils ont tous les mêmes prétentions, il est difficile de les accorder. Nous tenons infiniment à notre chère et méprisable personne, cause de nos éternelles misères, et nous éprouvons pourtant comme un sentiment de délivrance quand nous réussissons à l’oublier. Nous pouvons nous en délivrer par le renoncement chrétien ou bouddhique, ou par la philosophie, qui nous apprend à soumettre nos passions à notre raison. Ce sont là des remèdes héroïques. Nous avons à notre disposition un autre moyen plus commode de nous