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n’écrirait pas la Divine comédie en latin, tant les dialectes italiens lui semblaient ingrats et peu propres au noble usage qu’il en voulait faire. Pour son bonheur comme pour le nôtre, à peine eut-il composé ses premiers hexamètres, il se ravisa, et, renonçant à jouer d’une lyre dont les secrets étaient perdus, il transforma le méchant rebec qu’il méprisait en une viole à sept cordes, à laquelle il fit rendre des sons que le monde n’avait pas encore entendus. Parmi nos poètes du moyen âge, parmi la foule de ces trouvères qui fournissaient toute l’Europe de sujets romantiques et d’inventions heureuses, aucun n’eut assez de génie pour embellir sa langue. Leur parler fruste, sans mélodie et sans éclat, était une musique grise, dont la monotonie et la rudesse ne pouvaient agréer qu’à des oreilles barbares. Le poète n’est un artiste qu’à la condition d’être un charmeur.

Mais poètes, architectes, peintres ou musiciens, les grands artistes savent que, comme il est de l’essence du plaisir esthétique de rétablir en nous cette harmonie de l’être humain que la vie dérange si souvent, il faut que, dans l’œuvre d’art, tout se tienne, tout s’assortisse, tout concoure. Elle est destinée à nous représenter quelque chose, et tout doit être subordonné à la vérité de cette représentation. C’est ainsi que les plus grands coloristes, les Véronèse, les Delacroix, ont employé les magnificences de leur palette non-seulement à réjouir nos yeux, mais à renforcer l’expression de leurs tableaux. Plus riches ou plus sobres, selon les cas, les ornemens doivent toujours concorder avec le caractère du sujet, qui souvent n’en veut pas d’autre que cette belle simplicité que nous admirons dans certains effets de la nature. C’est un décor qu’une glace où les contours des objets se reflètent avec une surprenante netteté.

L’art doit des sensations à nos sens, il doit des émotions à notre âme, et c’est là surtout qu’il se révèle magicien. Avec quelque fidélité qu’il représente les choses, ses copies font sur nous une autre impression que les choses elles-mêmes. Il nous montre des objets insignifians, et nous croyons y découvrir un sens. Il fait apparaître devant nous des figures que nous avons rencontrées plus d’une fois dans le monde ; nous les reconnaissons et pourtant nous les trouvons changées : les unes nous plaisaient, elles nous plaisent autrement, les autres nous répugnaient, et elles nous amusent. Il évêque à nos yeux des fantômes, et nous les prenons au sérieux sans avoir envie de les fuir, ou des monstres, et dans l’aversion qu’ils nous inspirent, il y a quelque chose qui nous agrée. Il nous donne des frissons d’épouvante, et nous sommes charmés d’avoir peur ; il a même la puissance de nous arracher des larmes, et nous sommes heureux de pleurer. En un mot, il excite en nous toutes