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jours. Le monde est une grande affaire, très épineuse, elle en fait un jeu.

Ici se pose de nouveau la question de savoir à quoi lui servent les arts et à quelle fin elle les a créés. Si chaque homme trouve dans les réalités tous les élémens nécessaires à ses plaisirs esthétiques, pourquoi chaque homme n’est-il pas son propre et unique pourvoyeur ? Qu’a-t-il besoin de peintres, de musiciens, de poètes, pour lui donner des fêtes qu’il peut se donner en les réglant à sa fantaisie ? Pourquoi ne se contente-t-il pas des mélodies que son cœur peut se chanter à lui-même, des tableaux que les choses tracent dans son esprit, des poèmes, des symphonies, des drames, des scènes bouffonnes que l’univers lui fournit ? « Qu’ai-je besoin, disait dans un des romans de Balzac un clerc de notaire au poète Canalis, qu’ai-je besoin d’avoir un paysage de Normandie dans ma chambre, quand je puis l’aller voir très bien réussi par Dieu ? Nous bâtissons dans nos rêves des poèmes plus beaux que l’Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles du Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement forts que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement avec du vrai sang, et non avec de l’encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l’art et du génie — Bravo, Butscha ! s’écria Mme Latournelle. — L’argument du clerc fut reproduit avec esprit par le duc d’Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron. » Si le clerc Butscha, Mme Latournelle et le duc d’Hérouville ont raison, qu’avons-nous affaire de lire Manfred et Don Juan ?

Pour résoudre cette question, il faut examiner s’il n’y a pas du mélange dans les jouissances esthétiques que le monde réel nous procure, si elles ne sont pas souvent laborieuses, incomplètes et troublées, s’il n’arrive jamais à notre imagination de chercher dans la nature quelque chose qu’elle n’y peut trouver. Ce point éclairci, nous saurons du même coup ce que l’art ajoute à notre bonheur, quelles peines ou quels labeurs il nous épargne, de quels mécomptes ou de quels chagrins il nous sauve, et pourquoi l’homme primitif s’avisa de graver sur des os de renne ou de mammouth, avec la pointe d’un silex, des figures d’hommes ou de bêtes, pourquoi il inventa la crécelle et le tambourin, pourquoi, à l’aide d’une calebasse pleine de noyaux, il régala ses oreilles et son âme d’une musique que les oiseaux ne connaissent pas et dont ils n’ont jamais senti le besoin.


VICTOR CHERBULIEZ.