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pour choisir l’endroit où il tomberait, et bientôt, d’un pas chancelant, il alla s’abattre à côté d’un des chevaux qu’il avait éventrés et sur la poitrine duquel il laissa choir et reposer languissamment sa lourde tête : ce mourant avait fait la paix avec ce mort. Toute l’assistance l’applaudit, le salua par de longues acclamations. Un de mes voisins, à demi fou d’enthousiasme, agitait son chapeau avec fureur et criait à tue-tête : « Il vaut la peine de vivre. Oh ! la belle fin ! »

Selon que nous choisissons de regarder ce monde et les scènes de la vie par le petit ou le gros bout de la lunette, les pièces que nous voyons jouer ici-bas sont pour nous des drames ou des comédies. Ce qui détermine notre choix, ce n’est pas seulement la disposition naturelle de notre esprit, la pente de notre tempérament ; ce sont aussi les conséquences plus ou moins graves des actions et plus encore le caractère des acteurs, déterminé lui-même par la nature des mobiles qui les font agir. Il y a des tragédies bourgeoises représentées sur un très petit théâtre et où le sang ne coule point ; elles n’en sont pas moins tragiques. Il y a des héros obscurs dont l’histoire n’enregistrera jamais le nom ; ils n’en sont pas moins des héros.

Qu’il soit né sur la paille ou dans la pourpre, qu’il habite une chaumière ou un palais, ce qui fait le véritable héros, c’est la générosité de l’âme. Son moi a de la substance, de l’étoffe ; capable de grandes vues et de se gouverner par des principes, il y a de l’impersonnel en lui, il représente quelque chose et son existence intéresse d’autres que lui. S’il était parfait, il n’aurait point d’histoire, ou ses malheurs ne seraient que des accidens, et les infortunes vraiment pathétiques sont toujours les filles d’une faute. Cet homme généreux veut le bien de ses semblables ; mais il mêle à sa magnanimité des faiblesses dangereuses ou à ses nobles intentions une chimère qui l’égaré. Il s’est chargé d’une mission trop lourde pour ses épaules, et il succombe sous son fardeau ; peut-être son orgueil corrompt sa vertu et, croyant travailler pour les autres, il travaille pour lui-même ; peut-être aussi la patience des saints lui manque et il compromet ses entreprises par les fougues d’une volonté qui ne sait pas attendre, ou bien il a dû opter entre deux obligations contraires et celle qu’il a méprisée se venge, ou bien encore il est combattu par deux passions, l’une grande, l’autre égoïste : il sacrifie son honneur à son plaisir, son petit moi triomphe de son grand moi, et cette victoire, qui est une défaite, devient son supplice. Cet homme de bien, sujet à s’égarer, tantôt voit clair en lui-même, tantôt n’y voit que ce qu’il veut voir, et il a affaire à une destinée aussi perfide qu’inexorable, qui nous aveugle sur les suites de nos actions et nous demande compte des