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pour attirer sur lui notre attention ; il ne se croit pas remarquable ; comme tout ce qui est vraiment grand, il n’a pas conscience de sa grandeur. Un paysan russe, dont le visage m’est resté dans les yeux, avait été mordu au bras par un loup enragé ; il était venu trop tard chercher sa guérison à Paris. On le transporta à l’Hôtel-Dieu. Ses convulsions étaient si terribles qu’aucune patience d’infirmier n’y pouvait tenir. Une vieille augustine, d’apparence assez vulgaire, se sentit seule de force à se charger de lui. Depuis plus de vingt-quatre heures elle n’avait pas quitté un instant ce possédé, qui, dans ses crises, se jetait sur elle, la bouche ouverte, comme pour la dévorer, et, dans ses courts apaisemens, ployant le genou, lui couvrait les mains de baisers, de bave et d’écume. « Que vous devez être lasse, ma mère ! » lui dis-je. Elle me répondit avec un sourire à la fois très vieux et très jeune : « Vraiment, je suis honteuse de l’être si peu. » Elle était à mille lieues de se douter qu’elle fût sublime, mais je m’en doutais bien.

Les jeux de la lumière peuvent embellir un site ingrat ; il suffit d’un sourire ou d’un mouvement de l’âme pour transformer un visage, et la grâce déguise tout. Le grand roi avait une impatience extrême de savoir comment Mme la dauphine était faite. Il envoya quelqu’un, qui lui dit : « Sire, sauvez le premier coup d’œil, et vous serez fort content. » La dauphine avait non-seulement si bonne grâce, mais de si beaux bras, une si belle taille, une si belle gorge, de si beaux cheveux, qu’il en coûtait peu d’oublier que son front et son nez n’étaient pas proportionnés au reste de son visage. Quelquefois nous sommes contens à moins. L’informe nous déplaît ou nous inquiète ; la difformité nous attriste ou nous répugne, et pourtant nous lui disons par occasion, comme le comte de Rouci à sa fiancée : « Encore que vous soyez bien laide, je ne laisse pas de vous aimer. »

Il nous arrive souvent de traiter de monstre un être dont la conformation est si différente de la nôtre que nous ne pouvons la comprendre, et qu’elle nous paraît un désordre. Si nous considérons ces faux monstres comme des plaisanteries, des jeux de la nature, loin de les regarder avec répugnance, ils nous amusent. C’est l’effet que produit un rhinocéros sur les yeux et l’esprit d’un enfant, et jusque dans sa vieillesse notre imagination a ses enfances. Le naturaliste, qui a reconnu que l’organisation de ces affreux pachydermes est parfaitement adaptée à leur genre de vie, ne leur trouve plus rien de monstrueux, rien qui choque son esthétique professionnelle. Un célèbre voyageur, qui a beaucoup chassé en Afrique, assure qu’il y a pour lui de beaux hippopotames.

Le vrai monstre est un être dont la conformation offre de graves