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que j’avais entendus et pour décider s’il les vaut. Je suis au théâtre, et ce qui se passe sur la scène m’émeut tour à tour comme une histoire réelle ou m’intéresse comme l’imitation prestigieuse de quelque chose que je connais. Tout à l’heure j’ai vu Oreste en personne, et il m’a fait peur, et voilà que je bats des mains pour lui témoigner mon admiration et le récompenser d’avoir si bien tué sa mère. Les Athéniens en voulurent à Eschyle de leur avoir montré des Furies si réelles et si terribles que, frappées d’épouvante, des femmes avaient accouché dans le théâtre. Ce peuple d’artistes savait que l’illusion parfaite est la marque d’un art imparfait.

Deux espèces d’hommes ont peu de goût pour les arts. Ce sont d’abord les esprits positifs, occupés uniquement des faits et de leurs circonstances particulières. Il y avait eu, dans je ne sais quelle ville de France, un incendie où les séminaristes avaient fait la chaîne. Une vieille femme à qui on vantait leur zèle s’informa si, pour aller au feu, ils avaient retroussé leur soutane. Comme on ne pouvait l’en éclaircir, elle s’écria avec humeur : « On ne sait donc rien ! » Si cette femme avait eu envie de lire Homère et qu’on lui eût appris que vraisemblablement Hélène n’a jamais existé, elle eût bien vite renoncé à son projet. Comme les esprits positifs, les esprits abstraits, qui ne se plaisent que dans la région des idées pures, dédaignent les jouissances esthétiques. On demandait à un mathématicien, connu par ses travaux sur la mécanique céleste, s’il avait observé une éclipse totale dont on parlait beaucoup. Il répondit : « La lune qui m’intéresse n’est pas celle qu’on voit. » Grand ennemi des abstractions, l’art ne s’intéresse qu’aux idées qui ont une forme, une couleur, des apparences sensibles, et à la lune qui se laisse voir.


V

Il résulte de ce qui précède que chaque art est un système de signes, et que l’artiste étant moins occupé de reproduire les choses elles-mêmes que de rendre dans la langue spéciale qu’il parle les impressions qu’il a reçues, ses imitations sont des traductions. L’architecte traduit par des effets de lignes et des combinaisons d’ornemens dont la nature lui a fourni le premier modèle l’idée qu’il se fait des occupations et des destinées humaines auxquelles il construit des abris. Le sculpteur traduit en marbre et en bronze notre chair périssable et l’esprit qui l’habite. Le peintre traduit par des formes et des couleurs les images que certains