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l’intéressent, c’est qu’elle a le pouvoir de les vivifier. Or, la vie suppose un concours, une adaptation d’organes et de moyens à une fin commune, et d’habitude cette convenance des parties et du tout se révèle dans la forme des êtres. Nous avons un penchant naturel à discerner les caractères et les rapports, et comme il y a dans chaque tribu, dans chaque famille des individus privilégiés, en qui ces rapports et ces caractères se manifestent avec plus d’évidence, et qui semblent s’égaler en quelque sorte à l’idée même de leur espèce, nous les admirons comme une aristocratie de la création et nous les appelons beaux. Plus notre imagination s’exerce, se cultive et s’affine, plus elle recule les frontières du royaume de la beauté. Tous les portraits fortement tracés lui plaisent et elle trouve jusque dans les animaux inférieurs et dans les végétaux en sous-ordre des harmonies qui la charment. Nous découvrons que certaines mousses, certains champignons sont aussi admirables dans leur genre que dans le leur certains chênes, certaines roses, que s’il y a de beaux lions, de beaux tigres, de beaux chevaux, de beaux chiens, il y a aussi de beaux serpens, de belles mouches et même de belles araignées. Qu’est-ce qu’une belle araignée ? Ainsi qu’une belle femme, c’est une exception qui nous apparaît comme un type ou une règle.

L’admiration, la joie étonnée et reposante que fait naître en nous la rencontre de la beauté, est accompagnée d’un sentiment de délivrance. Quand notre imagination ne se charge pas d’enchanter nos yeux et nos oreilles, la nature n’est plus pour nous qu’une puissance sévère, très insouciante de notre bonheur et dont les desseins croisent, traversent, contrarient sans cesse les nôtres ; c’est une grande mécanique, gouvernée par des lois inconnues et travaillant avec une mystérieuse obstination à des fins qui nous sont étrangères. Il faut être Bernardin de Saint-Pierre pour supposer qu’elle a des intentions constantes de bienveillance à notre égard, qu’en donnant des feuilles aux arbres elle pensait à nous préparer des éventails, des parapluies et des parasols, qu’avant de faire les cerises et les prunes, elle a pris la mesure de notre bouche, qu’elle a taillé les poires et les pommes pour notre main, qu’elle a divisé par côtes les melons afin que nous puissions les manger en famille, qu’elle a créé le coq pour nous empêcher de dormir trop longtemps, l’alouette « pour inviter les bergères aux danses, » la grive gourmande « pour appeler aux vendanges les rustiques vignerons, » et que si elle a refusé le chant aux oiseaux de marine et de rivières, « c’est qu’il eût été étouffé par le bruit des eaux et que l’oreille humaine n’eût pu en jouir à la distance où ces volatiles vivent de la terre. »

Dans l’habitude de la vie, nous ne croyons rien de tout cela ;