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le même moule, a dit Bichat, la beauté n’existerait plus. » A quoi un philosophe anglais ajoute que si toutes les femmes étaient des Vénus de Médicis, elles ne nous plairaient pas longtemps. Il nous faudrait de la variété, nous demanderions à ces exemplaires identiques d’une même Vénus de différer entre eux par certains traits distinctifs s’exagérant aux dépens des autres. Lorsqu’un voyageur arrive pour la première fois chez une peuplade africaine dont le type lui est tout nouveau, il voit tous les visages à travers ce type qui l’étonne, les différences individuelles lui échappent, et s’il ne fait que passer, il écrira dans son journal que dans ce triste pays toutes les femmes se ressemblent et sont également laides. Comme le bonheur, la beauté est une comparaison, et pour comparer, il faut distinguer.

Si le beau est toujours relatif, d’où vient l’illusion qui nous fait croire à la beauté absolue ? Pour qu’une chose nous semble belle, il faut que nous y trouvions à la fois du caractère et de l’harmonie. Le caractère est déterminé par la prédominance d’une qualité sur les autres ; on n’est quelque chose qu’à la condition de n’être que ce qu’on est, et pour parler la langue de Spinoza, toute détermination est une limite, une borne, une négation. Mais un caractère harmonieux, si déterminé qu’il soit, n’éveille en nous aucune idée négative. Il s’offre à notre esprit comme un tout, auquel on ne peut rien ajouter parce que rien ne lui manque. Il est complet ; nous n’y apercevons rien de défectueux, nous oublions qu’il se distingue de tout autre autant par les qualités qu’il n’a pas que par celles qu’il a et qu’il a dû acheter par des exclusions et des sacrifices. L’harmonie est l’infini dans le fini. A quelque genre qu’il appartienne, l’être qui me paraît beau se montre à moi comme un individu parfait, ce qui implique contradiction. Voilà pourquoi la beauté nous cause une surprise mêlée de joie ou nous réjouit en nous étonnant, et pourquoi, après nous être étonnés, nos regards se reposent sur elle avec tant de complaisance ; nous nous écrions alors avec l’auteur du Cantique des cantiques : « J’ai vu le pommier au milieu des arbres de la forêt, et j’ai désiré m’asseoir à son ombre. » Nous avons trouvé ce que nous cherchions, un être qui est lui et qui n’est que lui, et qui cependant nous semble parfait. Nous ne cherchons plus rien, car la perfection est notre repos. La beauté est un divin mensonge. Mais qu’importe qu’on nous trompe, pourvu que nous soyons contens ?

Nous le serions plus souvent encore si notre imagination était plus souple, plus prompte à s’apprivoiser avec ses étonnemens, avec les nouveautés qui dérangent ses habitudes. Elle est dans certains cas la plus routinière de nos facultés ; quand elle a pris son pli, elle le garde. Elle apporte dans son esthétique beaucoup