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honnête homme pour ressembler à un Christ ; et le quidam de répondre au commissaire : « Monsieur, cela vous plaît à dire, mais vous n’avez pas vu celui de Brenet. » Et le mousquetaire de s’écrier : « Oh ! pardieu, vous y ressemblerez malgré vous. » Évidemment Brenet était un sot : quoique son modèle ressemblât comme deux gouttes d’eau à un homme d’une figure assez plate, il y avait peut-être dans ce pleutre un Christ caché ; il n’avait pas su l’y découvrir.

Moins nous aimons un art, plus nous lui demandons de nous étonner par des ressemblances particulières et saisissantes, par des détails dont le minutieux rendu nous fasse illusion. Un paysan qui n’a pas assez d’éducation musicale pour comprendre Mozart admirera comme un incomparable virtuose l’habile homme qui sait imiter à s’y méprendre le chant des oiseaux ou le grognement du porc. On peut avoir du génie et ne pas goûter tous les arts. Mme Sand adorait la musique autant que les fleurs, elle s’intéressait moins à la peinture. Un jour que nous l’avions accompagnée au Salon, M. Viardot et moi, elle nous chagrina par son indifférence ; elle ne regardait pas ou regardait sans voir. Mais en approchant d’un tableau de Fromentin qui représentait une vue de Venise, elle tressaillit, s’émut, et après l’avoir étudié avec la plus religieuse attention : « C’est singulier, s’écria-t-elle, on m’en avait dit du mal. Ce tableau est admirable. Tenez plutôt, voilà une maison que j’ai habitée. » Elle avait revu sa maison, elle était contente, elle n’en demandait pas davantage à la peinture ; mais elle exigeait beaucoup plus des arts qu’elle aimait.

Ce que me doivent les arts, c’est ce qu’on peut appeler l’illusion intermittente. Il faut que tour à tour je m’abuse et me désabuse, je me laisse prendre et me reprenne, que je sois une dupe qui conserve assez de sang-froid pour juger son trompeur. La vue du Parthénon évêque à mes yeux l’image glorieuse de Pallas Athéné ; elle m’apparaît dans toute la pompe de son culte, j’assiste à ses fêtes, à la procession des Panathénées, je me confonds dans la foule de ses dévots ; l’instant d’après, je n’ai plus affaire qu’à Ictinus et à Phidias, et je leur demande des explications. Dans les arbres que me montre Théodore Rousseau, j’ai cru revoir les chênes qui un jour, à Barbizon, ont versé sur moi la fraîcheur de leur ombre ; je reconnais ces absens, ils sont venus me trouver, et je suis comme saisi de leur présence, après quoi je me dis : « Comment Rousseau faisait-il les siens ? » Et je tâche de deviner les procédés du peintre. Je suis au concert ; un pianiste polonais joue un nocturne de Chopin et m’emporte dans le pays des souvenirs et des songes ; j’en reviens pour comparer ce virtuose à d’autres