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dire, est une voie abrégée de persuasion, et les procédés expéditifs nous conviennent ; la vie est si courte et les passions courent d’un pas si pressé ! Ce sont des images qui ont inspiré à Napoléon ses plus grandes pensées, ses coups de génie et de profonde politique ; ce furent des images aussi qui le précipitèrent dans les neiges de la Russie, et, après l’avoir ramené de l’île d’Elbe, l’envoyèrent mourir à Sainte-Hélène. Supprimez les images, il n’y aura plus guère dans ce monde d’avares et de prodigues, d’ambitieux et d’intrigans, d’hommes de plaisir et d’hommes d’affaires ; mais peut-être aussi n’y aura-t-il plus de sages. Entrez dans le cabinet d’un ministre, d’un agent de change, dans une étude d’avoué, de notaire, d’huissier, vous trouverez partout des imaginations qui fermentent, se travaillent, s’industrient ou se méprennent. L’homme le plus positif de la terre emploie une partie de ses journées à se créer des images, à les comparer, à les combiner, une partie de ses nuits à les revoir en songe, et la faculté qu’il a de juger des choses sur leurs apparences fait, selon les cas, l’heur ou le malheur de son destin. Qui que nous soyons, notre vie est une imagerie perpétuelle.

D’habitude, l’imagination est en état de vasselage. Elle travaille sous les ordres de notre sensibilité ou de notre entendement. Nos passions, nos intérêts, nos désirs, nos espérances, nos craintes, nos affections, nos pensées la prennent à leur service et la chargent de leur fournir des représentations vives et colorées des objets qui les occupent. Elle fait ce qu’on lui dit de faire, et, selon les ordres qu’on lui donne, elle est, comme les génies des contes arabes, un serviteur utile ou dangereux, une puissance bienfaisante ou funeste.

Nous lui devons de grands bonheurs, nous lui devons aussi de grands ennuis. Elle prolonge indéfiniment la durée de nos félicités et par des jouissances anticipées et par les délices du souvenir. C’est elle qui a inventé tous les petits bonheurs ; elle a l’art de faire quelque chose avec rien. Elle arracha un cri de tendresse à Rousseau en lui montrant une pervenche qui lui rappelait la plus douce saison de sa vie, les caresses d’une voix argentine et les cheveux blonds qu’il avait aimés. Si les liards sont plus amis de la joie que les louis, si les petites filles s’amusent plus longtemps d’une poupée de trois sous que des princesses en porcelaine articulées et parlantes, c’est à elle qu’en revient la gloire. Tous nos bonheurs négatifs sont son ouvrage ; elle adoucit nos chagrins en nous représentant sous des couleurs noires les maux dont nous ne souffrons pas. Mais souvent aussi elle gâte nos plaisirs par l’image exagérée et décevante qu’elle nous en avait tracée d’avance. « C’est singulier, disait le grand physicien Ampère à son fils, en le