Enfin il est des images qui prennent sur nous tant d’empire qu’elles réduisent toutes les autres à l’état de simples accessoires. Violentes, impérieuses, tyranniques, elles s’emparent à ce point de notre âme que, privés de notre liberté de choix, nous ne pouvons plus nous occuper que d’elles seules et que tout nous les montre. Comme l’olive absorbe le sel, comme l’éponge absorbe l’eau, elles absorbent toute notre vie. Elles se mêlent à toutes nos perceptions ; quelles qu’elles soient, nous les retrouvons, malgré nous, dans tout objet qui frappe nos sens, et le monde n’est plus à nos yeux que l’image d’une image. Dans les transports de sa passion, l’homme ne voit dans l’univers que ce qu’il hait ou ce qu’il aime. « Je te porte partout avec moi dans le filet de mes yeux, a dit un Grec malade d’amour. A peine me suis-je assis sur le rivage de la mer, tu émerges du sein des flots. Si je traverse une pelouse, tu surgis du milieu des fleurs. Quand je contemple le ciel étoile, ce ne sont pas les astres, c’est toi qui m’éclaires. Quand je marche le long d’un fleuve, par je ne sais quel enchantement il disparaît soudain, et tu coules à pleins bords dans son lit. » Ici la rêverie confine à l’hallucination. L’image qui nous possède se substitue aux objets eux-mêmes, et nous sommes la dupe de notre fantôme. Toute passion violente est le début d’une folie.
Comme une image épurée, travaillée par la réflexion, tient le milieu entre l’idée claire et nette qu’un homme qui pense se fait des choses et les perceptions confuses dont se contente un enfant, on peut dire, en employant le langage de la vieille psychologie, que notre imagination est une faculté intermédiaire entre notre sensibilité et notre raison, qu’elle les relie l’une à l’autre et nous permet tantôt de raisonner sur nos sensations, tantôt de voir et d’entendre nos pensées. Si nous n’avions pas le pouvoir d’imaginer, nos perceptions ne se transformeraient plus en idées, et nos idées, supposé que nous en eussions encore, n’auraient plus guère d’action sur notre vie.
Ce sont nos images qui le plus souvent décident de notre conduite, de nos sentimens, du choix de notre carrière, de nos antipathies et de nos amitiés, de la façon dont nous comprenons nos intérêts. Que de projets et d’entreprises, que de mariages et de divorces, que d’actes de lâcheté ou de courage, que de dévoûmens et de scélératesses s’expliquent par leurs suggestions secrètes ! Le raisonnement et le calcul sont des méthodes plus sûres, mais plus compliquées, plus laborieuses ; une image, peut-on