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tout en petit et que rien n’étonne ; que, l’un après l’autre, un optimiste et un pessimiste vous peignent le monde tel qu’il se réfléchit dans leur cerveau, vous aurez peine à croire qu’ils habitent le même univers. Elles varient selon les goûts et les occupations. Prêtres, juges d’instruction, soldats, commerçans, instituteurs, chaque état a ses images professionnelles. Si les têtes devenaient transparentes et que vous pussiez comparer entre eux les portraits divers de la même femme se dessinant à la silhouette dans l’imagination de sa couturière, de son coiffeur, de l’avocat qui plaide son procès, de son médecin, de son confesseur et de son amant, vous seriez frappé de leur dissemblance et croiriez avoir affaire à six femmes différentes.

Les images varient encore selon les tempéramens : il y a des cœurs éternellement jeunes, dont les impressions ne se défraîchissent jamais et à qui les choses sont toujours nouvelles ; il y a des sensibilités promptes à se refroidir, à s’user ; il y a des raffinés qui renoncent à se satisfaire : tout leur paraît égal, et, comme le disait celui des orateurs sacrés qui a le mieux connu les passions, « ils courent à un plaisir au sortir d’une pompe lugubre, et voient des mêmes yeux ou un cadavre hideux ou la créature qui les captive. » Elles varient surtout selon les âges. Le jardin où s’est ébattue notre enfance nous semblait un monde ; nous l’avons revu avec des yeux d’homme ; que son immensité nous paraît petite !

Tel vieillard n’a plus la force de se créer des images nouvelles, et ses anciennes images, ayant conservé toute leur vivacité et leur couleur, lui font illusion. Il se persuade que le présent ne vaut pas le passé, que le monde est en décadence. Un vieux poète espagnol se plaignait que tout avait dégénéré ; que, dans sa jeunesse, les jambes des danseuses étaient plus légères, les taureaux plus vaillans. Il n’aurait dû se plaindre que de lui-même et de son imagination affaiblie, émoussée. Mais à mesure que nos jours déclinent, la mémoire s’affaiblit à son tour et les images d’autrefois pâlissent, s’effacent. On ne se livre plus alors à des comparaisons chagrines ; présent, passé, tout se noie dans le gris, et il ne reste plus qu’à se dire avec l’Ecclésiaste que tous les fleuves vont à la mer, que ce qui a été sera, que la vie est un recommencement perpétuel, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que s’il est un temps de naître, il est un temps de mourir. Ce temps est venu, car l’indifférence, c’est la mort. Heureux les hommes qui meurent tout entiers ! Ceux-là conservent jusqu’à la fin et le pouvoir d’imaginer et la mémoire toujours vivante de leurs premières impressions. Mêlant leurs souvenirs à tout ce qui peut leur arriver encore, ils les font servir à l’embellissement de leur arrière-saison. Ils ont dans la tête comme un riche magasin de