Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/227

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mécanisme. Vous plaît-il de cataloguer les leitmotive du Rêve ? Cela se fait beaucoup aujourd’hui. L’occasion est bonne, car M. Bruneau a usé du leitmotiv avec une opiniâtreté et une outrance sans précédens, je crois, dans l’école française. Pas la moindre fissure, le plus petit trou dans son œuvre, par où l’air puisse passer ; tout est bouché hermétiquement avec des tronçons de mélodies typiques, avec des rognures de phrases ou de mesures conductrices. Angélique est caractérisée tout d’abord par quatre motifs de dévotion ou d’extase qui se succèdent dans la première page de la partition, avant même que la jeune fille ait ouvert la bouche. Trois d’entre eux se rapportent à Angélique rêvant ; le quatrième, à Angélique lisant la Vie des saints. Autres motifs d’Angélique, non plus religieux, mais ouvriers : motifs de la chasuble brodée et de la lessive. Dès qu’il est question de l’ornement sacerdotal, la première formule reparaît. La broderie à peine terminée, Hubertine la ploie et l’enveloppe. Le motif de la chasuble devient alors le motif du paquet et je m’étonne que le musicien n’ait pas, d’un léger stringendo, marqué le nœud de la ficelle. Du motif de la lessive, exposé au premier tableau par Angélique : Ah ! dans L’eau fraîche et vive, c’est si bon de plonger ses bras, on surprendrait au second tableau, soit dans le chant, soit à l’orchestre, des retours secrets, et ces petites chinoiseries finissent par divertir. L’évêque a naturellement ses leitmotive : celui du miracle, toute une phrase, charmante par extraordinaire, harmonieuse et mélodieuse à la fois, d’autant plus qu’elle succède à un affreux gâchis d’accords ; un autre motif, le principal, d’un chromatisme pénible et rabâché sans merci ; un troisième enfin, rien que deux accords répétés très vite pour symboliser, par un effet de dénégation assez expressif, l’opposition du prélat au mariage des jeunes gens. Quand nous aurons signalé le motif de la Fête-Dieu, celui ou ceux de l’amour, celui de la chanson française, joli thème populaire, développé avec autant d’habileté que de franchise, lorsque nous aurons ainsi fouillé tous les recoins de l’orchestre, signalé des alliances de motifs comme celle des huit dernières mesures du second tableau (déclaration d’amour et chanson populaire), alors, si nos lecteurs nous reprochent un peu de sécheresse et de pédantisme, M. Bruneau du moins ne pourra nous accuser de le mal écouter ou de ne pas l’entendre. Pas même de ne jamais le louer ; car il y a dans son œuvre quelques bons momens entre beaucoup de mauvais quarts d’heure. Le rôle d’Angélique est coloré, teinté plutôt d’un mysticisme pâle. Au premier tableau, la musique a su rendre avec une certaine étrangeté, par des murmures ou des soupirs, par des chuchotemens de chœurs invisibles, l’hallucination de la petite voyante. Certaine phrase : Je les vois dans le blanc cortège, sans les odieuses sautes de voix qui la disloquent, rappellerait peut-être la poétique rêverie d’Haroun au début de