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deux signes que nos statisticiens reconnaissent, mesurent, et saluent le progrès. Je doute au moins qu’on y rencontrât, chez un modeste tailleur d’habits, plus de bon sens qu’en Martin Marmontel, son père, ou plus d’agrément, de distinction d’esprit, et j’ose dire d’élévation même, qu’en Marianne Gourdes, sa mère.

Il nous a laissé un charmant tableau de la manière dont on vivait aux environs de 1735, sous la pacifique administration de Fleury, dans son coin de province :

« L’ordre, l’économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenaient dans l’aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison, — qui ne se composait pas de moins d’une quinzaine de femmes et d’enfans, sous le patriarcat du tailleur d’habits ; — l’enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient, durant l’hiver, pour les enfans et les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfans ; mes tantes la filaient ; elles filaient aussi le chanvre du champ, qui nous donnait le linge, et les soirées, où, à la lueur d’une lampe qu’alimentait l’huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller avec nous ce beau chanvre, formaient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance. La cire et le miel de nos abeilles, que l’une de mes tantes cultivait avec soin, étaient un revenu qui coûtait peu de frais ; nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Dore, étaient pour nous le plus friand régal, et je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes… Ainsi, dans un ménage où rien n’était perdu, de petits objets réunis entretenaient une sorte d’aisance et laissaient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort, dans les forêts voisines, était en abondance et presque en non valeur ; il était permis à mon père d’en tirer sa provision. L’excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étaient communs et coûtaient peu ; le vin n’était pas cher, et mon père lui-même en usait sobrement. »

C’est ce qu’il a lui-même autre part appelé, d’un style plus noble, « l’image d’une pauvreté riante, et des premiers besoins de la nature agréablement satisfaits. »

Ecrivant d’ailleurs, comme il faisait, à soixante ans de distance, Marmontel, en traçant cette idylle, n’a-t-il pas orné ou « romancé » ses souvenirs de jeunesse ? Je le croirais volontiers, car, au fond, quel autre motif un septuagénaire aurait-il d’écrire ses Mémoires ? et puis, quel vieillard, en se souvenant, n’imagine ? Mais, — ce qui vaut mieux peut-être ici que la vérité même, — on voit, après tant de