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ainsi que l’art se révèle à ses sens et à son esprit, et le plaisir qu’il y prend surpasse quelquefois celui que lui donnent les réalités. J’ai connu un petit bonhomme qui s’était échappé pour aller à la maraude. On le retrouva assis au bord d’un ruisseau où se reflétait l’ombre d’un pommier ; cette ombre, à laquelle le courant de l’eau imprimait un léger frémissement, l’avait comme fasciné ; il oubliait de manger la pomme qu’il tenait dans sa main.

Les arts se réduisent à des combinaisons heureuses de lignes et de couleurs, de sons ou de mots, et qu’il s’agisse de l’architecture ou de la peinture, de la musique ou de la poésie, c’est par sa forme qu’une œuvre d’art nous plaît et nous séduit. Quiconque est incapable de se passionner pour des apparences, des simulacres et de préférer par intervalles la contemplation à la possession, ne goûtera jamais le plaisir esthétique, auquel certains animaux, ce semble, ne sont pas insensibles. On a vu des couleuvres qui, le corps allongé, la tête dressée, écoutaient un air de flûte dans une sorte d’extase. Le rossignol se grise de ses trilles, et quoiqu’il chante pour sa femelle, il en est moins amoureux que de sa voix. En revanche, dans certaines espèces d’oiseaux, les femelles, s’il faut en croire Darwin, ont un sentiment si vit de la couleur qu’à force de s’étudier à leur plaire, leurs mâles, avec l’aide de la nature et du temps, finissent par orner leur plastron des plus riches nuances.

Platon disait que la poésie était un délire inspiré par les muses à une âme simple et vierge, et il est écrit dans l’Évangile que le royaume des cieux appartient aux enfans et à ceux qui leur ressemblent. L’artiste voit la vie et le monde autrement que la plupart des hommes ; ce qui les laisse indifférens l’émeut, ce qui les émeut le laisse froid. Il suffit d’un jeu d’ombre et de lumière pour faire vibrer tout son être ; sa tête s’échauffe, son sang s’allume. Ce qui l’intéresse dans les événemens politiques, c’est leur figure, et souvent il oublie tout pour s’occuper de ce qui se passe dans les yeux d’un chat. Il peut être un excellent patriote, mais par momens sa patrie, c’est tout ce qui se voit, tout ce qui s’entend ; il peut avoir bon cœur, être humain, tendre, charitable, mais tel malheur imaginaire qu’il se représente lui remue les entrailles autant que toutes les misères qui l’implorent : — « Ce qui est arrivé me touche, disait un musicien ; mais il n’y a que les choses qui n’arriveront jamais qui me fassent pleurer. » — Promettez le paradis à un artiste, s’il n’est pas sûr d’y retrouver les couleurs et les sons qu’il aime, il ne voudra pas l’habiter un jour. Comme l’enfant dont je parlais plus haut, il sait plus de gré aux pommiers d’avoir une ombre que de produire des pommes. Son trait distinctif est de joindre à l’adoration de la nature, source intarissable d’images, un secret mépris de l’être.