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Nous fûmes loger dans un pauvre village abandonné de ses habitans.

Le 7 novembre, nous allions arriver à Miranda, quand nous reçûmes l’ordre de retourner vers Bilbao. L’armée espagnole du général Blake) était en position, entre notre corps d’armée et le 4e corps, commandé par le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig ; des détachemens de cette armée avaient été chassés de Bilbao et de Balmaseda, par le 4e corps, et ils avaient rallié l’armée principale, qui s’était établie à Espinosa.


Bataille d’Espinosa.

Nous avions fait une marche très longue et fort pénible ; la nuit approchait, lorsque nous arrivâmes en vue des positions que les ennemis occupaient à Espinosa. Le combat avait été engagé par la 3e division et une partie de la première. Nous ne pûmes prendre part à ce premier engagement, qui fut vif et meurtrier. Nous passâmes la nuit sous les armes, attendant le jour pour commencer l’attaque.

De part et d’autre, on cherchait à s’assurer certains points du futur champ de bataille, ce qui donna lieu à un leu presque continuel.

Il est impossible de se faire une idée de la malheureuse situation de nos soldats. Ils étaient harassés d’une longue marche, faite dans une saison pluvieuse et froide, et absolument sans pain. La Biscaye et la Navarre étaient ruinées et dévastées ; tous les villages avaient été abandonnés par leurs habitans, qui s’étaient réfugiés dans les montagnes élevées. L’armée, obligée de demeurer dans ce malheureux pays, où l’on ne nous envoyait rien de France, souffrait énormément. Nous étions contraints de permettre aux soldats d’aller à la maraude, sur les flancs de la colonne, pour se procurer quelques vivres, au péril de leur vie. Ils étaient exposés à être surpris et tués par les paysans, qui se tenaient en armes dans les montagnes. Ils se fatiguaient beaucoup et avaient peine ensuite à rejoindre leurs corps. Pendant la nuit que nous passâmes en présence de l’armée ennemie, le plus grand nombre des hommes qui rôdaient, pour trouver à manger, rejoignirent le bataillon. Fort heureusement, l’accueil qui leur était fait par les habitans ne les encourageait pas à rester isolément au dehors[1].

  1. Il en fut toujours ainsi en Espagne et en Portugal. Et l’on veut encore, de nos jours, poser en principe qu’une armée doit vivre sur le pays et chez l’habitant ! Mais, du moins, faut-il qu’il y ait des habitans et quelque chose à manger. Cette formule : vivre sur le pays, est une simplification excessive et dangereuse de l’administration des armées. Nous avions vécu chez l’habitant en Allemagne, c’est-à-dire dans un pays riche et peuplé, au milieu de populations douces et dociles, et on y avait encore reconnu bien des inconvéniens, car le duc de Fezensac a écrit ceci : « Non-seulement pendant les marches, mais encore quand l’armée eut pris ses cantonnemens, après la paix, les soldats étaient nourris par les habitans. On vivait aux frais de ses hôtes et à peu près à discrétion. Il eût mieux valu donner aux soldats des rations, aux officiers des frais de table, et acquitter exactement la solde, ce que l’on ne faisait point. Par ce moyen, on eût pu réunir les troupes dans un plus petit espace, ce qui valait mieux pour la discipline et pour l’instruction. Au lieu de cela, les soldats mangeaient chez leurs hôtes, et l’on peut comprendre avec quelles exigences. Les officiers, trop éloignés des soldats, ne pouvaient pas réprimer les abus ; d’ailleurs, la plupart d’entre eux donnaient l’exemple de l’exigence et de l’indiscrétion. » Ce système avait pu réussir, tant bien que mal en Allemagne, peu en Pologne ; mais en Espagne et en Portugal, les circonstances étaient tout autres. Le général Fririon, chef d’état-major du maréchal Masséna, pendant la campagne de Portugal, voulant expliquer les malheurs de cette expédition, n’a pas hésité à les attribuer à l’absence d’une administration prévoyante et écoutée. Il dit, à son tour : « Le jour où le soldat fut convaincu qu’il n’aurait plus désormais à compter que sur lui-même, la discipline s’éloigna des rangs de l’armée. L’officier devint impuissant en présence du besoin ; il n’eut plus la force de sévir contre le soldat qui lui apportait la nourriture nécessaire à son existence et qui partageait en frère avec lui une proie qui lui avait coûté des dangers et des fatigues incalculables. » Et bientôt il se forma entre les armées anglaise et française des bandes de pillards des deux nations que, à la suite d’un accord de Masséna et de sir Arthur Wollesley, les officiers des deux armées faisaient fusiller sans pitié.