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nous avons une préférence marquée pour un certain genre d’architecture, il est facile à un bon juge d’en inférer quelle musique et quelle peinture nous aimons. La parenté secrète qui unit tous les arts est attestée par le langage usuel : nous disons qu’un drame est bien bâti, que l’ordonnance en est claire et belle, qu’un peintre compose ses sujets en poète, que Véronèse savait faire chanter ses couleurs, que tel musicien nous étonne par l’intensité de son coloris, que tel statuaire excelle dans le rythme des lignes.

Le philologue retrouve dans des langues fort différentes les lois générales de la langue mère dont elles dérivent. Un esthéticien est tenu de nous expliquer ce qu’une chanson peut avoir de commun avec une cathédrale, si l’une et l’autre sont des œuvres d’art.


II

Le premier caractère commun à tous les arts est d’être des sciences destinées uniquement à nous donner des plaisirs. Il n’en est aucun qui ne demande un pénible apprentissage, de longues et difficiles études et beaucoup de pratique ; on passe sa vie à les apprendre, on ne croit jamais les savoir. Aussi bien, l’artiste le plus rompu à son métier n’exécute une œuvre nouvelle qu’au prix d’un dur labeur, d’une application forte et soutenue de toutes ses facultés, d’une contention d’esprit égale à celle du physicien arrachant à la nature un de ses secrets ; c’est un travail qu’on quitte à contre-cœur, comme le disait Balzac, et auquel on se remet avec désespoir. Un homme du monde demanda un jour au plus joyeux de nos vaudevillistes s’il buvait beaucoup de vin de Champagne en faisant ses pièces. « L’imbécile ! disait ce grand amuseur ; il ne sait pas que le plus mince de mes scénarios m’a fait passer des nuits plus austères que celles d’un chartreux. » Ces sciences si péniblement acquises, si laborieusement pratiquées, ne servent ni à rendre les hommes plus savans ou meilleurs, ni à les secourir dans leurs nécessités, ni à rien ajouter à leur confort ; elles ne se proposent aucun autre but que de nous procurer des joies d’une espèce particulière, dont nous pourrions, semble-t-il, facilement nous passer et qui paraissent plus nécessaires que le pain de chaque jour à celui qui est capable de les ressentir. Que d’adolescens, que de pauvres diables se retranchent, s’abstiennent, se mortifient ou renoncent à dîner pour aller au théâtre ! Les arts sont par excellence des sciences de luxe. L’architecture, il est vrai, sert à loger les dieux et les hommes ; mais une demeure sans architecture les défend des intempéries aussi bien que le plus beau palais ou que le temple le plus orné. Supprimez tous les tableaux, toutes les statues, tous les beaux vers, il n’y aura pas un grain de moins dans