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admirable éloquence, mêlait à ses théories des vues étrangères à l’esthétique. Le paysan qui trouve que la peinture ne sert à rien est plus près de la vérité que le puritain qui prétend la mettre au service de la morale ou que le philosophe qui la charge de nous révéler le Verbe ou je ne sais quelles entités métaphysiques. Il est permis de préférer tel genre à tel autre, mais ce n’est pas au choix des sujets, c’est au faire qu’on reconnaît l’artiste. En matière d’art, les intentions ne sont rien, l’exécution est tout ; tel tableautin est un chef-d’œuvre, tel tableau d’église n’est qu’un aveu d’impuissance. Et s’il s’agit d’assigner des rangs, une maison bourgeoise qui a du caractère est infiniment supérieure à une cathédrale d’un style prétentieux ou confus, et un grand poème manqué ne vaut pas une chanson bien faite. Qui ne serait plus fier d’avoir écrit d’une plume heureuse la complainte patibulaire de Villon ou sa ballade des Dames du temps jadis que d’avoir composé à la sueur de son front les vingt-quatre chants de la Pucelle de Chapelain ?

Le premier devoir d’un esthéticien est de trouver une définition de l’art qui convienne au même degré à tous les arts, et dans chaque art à tous les genres de style, et qui puisse s’appliquer également à une comédie de Molière, à une symphonie de Beethoven, à une statue de Michel-Ange, aux chasses ou aux natures mortes de Snyders. Pascal a dit « qu’il y a un modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature telle qu’elle est et la chose qui nous plaît, que tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. » Il ajoutait « que rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que de s’imaginer une femme ou une maison faite sur ce modèle-là. » On peut dire aussi que, si chaque art a ses règles particulières, il y a des règles générales qui leur sont communes à tous, et que si Molière, Beethoven et Michel-Ange ont été trois grands artistes, c’est qu’ils se ressemblaient par quelque chose. Ou l’esthétique est une chimère, ou il faut croire que les beaux-arts ne sont que des formes diverses et particulières de l’art, qu’il y a entre eux une communauté d’origine et de destination, que par des voies très différentes ils tendent à la même fin. Notre expérience journalière en fait foi. Tel genre de poésie, tel genre de sculpture, nous causent des impressions analogues et nous mettent dans le même état d’âme ; la cathédrale de Reims nous fait l’effet d’un poème ; nous découvrons sans peine quelque ressemblance entre les tragédies de Racine et les paysages historiques du Poussin, entre une statue de Jean Goujon, un tableau du Corrège et une symphonie de Haydn ; nous retrouvons dans les chœurs de Sophocle quelque chose du Parthénon, et si