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Quelle vertu peuvent bien nous prêcher la Vénus de Milo et l’Antiope du Corrège ?

Non, l’art n’a rien de commun avec la morale, répondent certains métaphysiciens ; l’art n’est pas un enseignement, mais il n’est pas non plus l’imitation d’une imitation, la copie d’une copie ; il a pour mission de nous révéler le beau absolu, que nous chercherions en vain dans la nature. Qu’est-ce que le beau absolu ? « C’est le Verbe, nous dit Lamennais, ou la manifestation, le resplendissement de la forme infinie qui contient dans son unité toutes les formes individuelles finies ; plus une forme s’en rapproche, plus elle est belle. » Le fondateur de l’esthétique, Baumgarten, avait déjà défini la beauté « une perfection sensible. » Malheureusement, la perfection est un concept de notre esprit, elle ne tombe jamais sous nos sens. Un être partait serait un individu adéquat à son espèce, dont il représenterait l’idée dans toute sa plénitude ; mais les espèces se réalisent dans des millions d’individus, tous différens les uns des autres. Parmi toutes les roses qui fleurissent dans le monde, aucune n’est la rose ; parmi toutes les femmes qui plaisent, aucune n’est la femme ; parmi les vierges de Raphaël, aucune n’est parfaite, puisque Léonard de Vinci et le Titien en ont fait d’aussi belles, et que lui-même en a peint beaucoup, comme pour multiplier les variétés d’un type qu’il désespérait de réaliser dans un unique exemplaire. D’ailleurs, il est de grands artistes à qui la madone ne disait rien et qui ont passé leur vie à étudier, à reproduire avec amour les objets les plus communs et toutes les vulgarités de la vie. Telle kermesse de Téniers, tel intérieur de Van Steen ou de Van Ostade sont des merveilles ; pour expliquer le plaisir qu’elles nous procurent, dirons-nous qu’elles nous révèlent le type divin de l’ivrognerie, la pipe parfaite ou le broc idéal ?

Lamennais se tire d’embarras en accusant les Hollandais et les Flamands de n’avoir pas compris le véritable objet de l’art, a ses relations avec le développement de l’humanité au sein de Dieu et de l’univers. » Il se plaint qu’on ne trouve dans leurs œuvres aucune inspiration élevée, rien qui se ressente d’une large conception de la vie ou d’une forte croyance ; le principal mérite qu’il leur reconnaisse est, avec la finesse du pinceau et l’entente du clair-obscur, une vérité dépourvue de poésie et de grandeur. « On y peut joindre encore un remarquable esprit d’observation appliquée aux mœurs populaires et bourgeoises, ainsi qu’une verve inépuisable dans la reproduction des scènes variées de la vie domestique. Cela est bien sans doute, mais n’occupe dans l’art qu’une place si inférieure qu’elle exclut toute comparaison avec ce qui en constitue le génie véritable. » Ce noble penseur, qui avait le sens exquis de certaines formes de l’art, dont il a parlé avec une