Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/10

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Souvent aussi, oubliant le danger, il se contentait de reprocher aux peintres comme aux poètes la frivolité de leurs études et de leur travail. Il leur représentait que, les choses de ce monde n’étant elles-mêmes qu’une copie imparfaite et confuse des types divins, des idées incorruptibles et éternelles, l’artiste qui en reproduit la ressemblance n’est que l’imitateur servile d’une méchante imitation. Qu’on se rappelle sa fameuse caverne, ces captifs enchaînés qui voient passer et repasser sur le mur de leur cachot des ombres qu’ils prennent pour des réalités. Que dire du peintre qui s’amuse à calquer ces fantômes ? Que sera son œuvre ? L’ombre d’une ombre. Et en admettant que le monde sensible ait plus de réalité que ne le pensait Platon, que gagne-t-on à copier la nature ? De quoi nous sert cette copie et que peut-elle ajouter à notre bonheur ? N’est-ce pas le cas de s’écrier : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ! » Un jour que Théodore Rousseau achevait une étude d’arbres dans la gorge d’Apremont, un paysan qui vint à passer lui demanda d’un ton goguenard ce qu’il faisait là. — « Vous le voyez, je fais ce grand chêne que voici. » — « A quoi bon, repartit le paysan, puisqu’il est déjà tout fait ? »

Il y a des utilitaires, moralistes indulgens et généreux, qui ont consenti à reconnaître que l’art peut servir à quelque chose : ils ont cru le réhabiliter, l’honorer, en déclarant qu’à sa façon il enseigne, qu’il ne tient qu’à nous d’en tirer des instructions utiles, de nous en faire une école de sagesse et de vertu. « L’homme est un être né pour souffrir, disait un poète grec dans une pièce dont nous n’avons conservé qu’un fragment, et la vie porte avec soi beaucoup de douleurs ; il a donc fallu trouver quelque remède à nos soucis. Eh bien ! notre âme, oubliant ses propres peines pour compatir aux malheurs d’autrui, rapporte du théâtre instruction et plaisir à la fois. Le pauvre, en apprenant que Télèphe fut plus misérable encore que lui, supporte plus doucement sa pauvreté. Le maniaque réfléchit en voyant les fureurs d’Alcméon. Tel autre a les yeux faibles, mais les fils de Phinée sont aveugles. Celui-ci a perdu un enfant, Niobé le consolera. Celui-là traîne la jambe, on lui montre Philoctète. Un vieillard malheureux se reconnaît dans OEnée. Chacun, enfin, voyant son prochain plus accablé de maux qu’il ne l’est lui-même, déplore moins ses propres infortunes. » La poésie dramatique a-t-elle vraiment la puissance curative que lui attribuait le poète grec ? On peut douter que Philoctète ait jamais consolé un boiteux, que jamais les fureurs d’Alcméon aient fait rentrer un maniaque en lui-même. La vraie fin de la tragédie n’est pas d’amender nos mœurs, de corriger nos vices et nos erreurs. Au surplus, le théâtre n’est pas tout l’art.