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dans l’Inde où elle est toujours demeurée rudimentaire : un voyage aérien, une course rapide en char. Les menus détails indifférens à l’action, les formules d’introduction, de politesse, usurpent une place excessive ; tous les procédés trahissent une inexpérience naïve : pour épargner aux auditeurs la répétition d’un renseignement, le personnage qu’il s’agit d’en instruire en recevra la communication à l’oreille et à voix basse. Ces maladresses, accusées par l’inévitable gaucherie des traductions, risquent de faire aux œuvres du théâtre indien plus de tort qu’il n’est juste auprès des lecteurs occidentaux. Il faut savoir dominer nos petites révoltes instinctives pour aller jusqu’aux sources de l’émotion littéraire que les Hindous y ont trouvée. Avant de la juger, il nous importe d’entrevoir comment ils ont eux-mêmes conçu la poésie dramatique.


II.

Les traités consacrés à la pratique du théâtre sont nombreux ; ils appartiennent à des époques très diverses. En Occident, nous nous attendrions à y rencontrer des spéculations plus ou moins indépendantes, des systèmes en conflit. Il n’en va pas ainsi dans l’Inde. À de légères variantes près, tous représentent une tradition unique ; elle reste identique à elle-même à travers les diversités de l’exposition.

Si on en attend une philosophie du théâtre ou seulement un sentiment précis de l’individualité esthétique du drame, on sera déçu. Rien qui rappelle la Poétique d’Aristote, ses vues pénétrantes, ses déductions profondes éclairées par la comparaison historique. Le drame n’est saisi que par ses aspects extérieurs : il est défini comme de la poésie représentée, mise en action par quatre moyens : le geste, la voix, le costume et l’expression. À cette définition se borne tout l’effort des théoriciens pour caractériser l’essence de la forme dramatique et marquer les différences qui la distinguent des autres genres.

Veut-on remonter plus haut ? On sera curieux peut-être d’entrevoir la théorie générale que se sont faite les Hindous de l’émotion esthétique ? Ils distinguent huit rasas, « saveurs, » c’est-à-dire sans métaphore, huit genres d’impressions diverses que peut produire sur l’esprit la poésie : l’impression érotique, comique, pathétique, tragique, héroïque, terrible, horrible et l’impression du merveilleux. Elles sont éveillées chez l’auditeur par « l’état, » le sentiment (bhâva) dont, suivant les cas, il perçoit l’expression. Il y a donc huit sortes de bhâvas, juste autant que de rasas : chaque catégorie se dédouble en deux aspects : l’un objectif, l’autre subjectif, sen-