Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/923

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous citerons un fait récent qui, mieux que toute autre chose, donnera une idée exacte des progrès politiques du Chili et du véritable caractère de la révolution qui est en train de s’y opérer. En 1881, le général Baquedano, qui, à la tête de 30,000 Chiliens et après de sanglantes batailles, avait complètement soumis le Pérou et la Bolivie, ayant été proclamé candidat aux élections présidentielles, ce général qui, quelques mois auparavant, à l’occasion de sa rentrée de la campagne du Pacifique, avait traversé les rues de Santiago sous des arcs de triomphe et sous une pluie de fleurs, ce général n’eut pas assez de partisans pour maintenir sa candidature! Au Chili, le principe que le président de la république ne peut pas porter l’épée avait une espèce de force constitutionnelle. Ce même général, avec une armée victorieuse à sa disposition, respecta l’opinion du pays. Nous sommes portés à croire que, pour beaucoup de pays bien plus grands, bien plus civilisés, bien plus vieux que le Chili, il ne serait pas aisé de donner une semblable et si indiscutable preuve de sagesse politique et de foi républicaine.

Cette révolution est avant tout une révolution forcée, une révolution faite à contre-cœur, venant d’en haut, provoquée et même recherchée par celui qui s’en défend.

Il s’agit d’un de ces conflits si fréquens dans le système parlementaire du type anglais, que nous avons imité : le président étant inamovible et irresponsable pendant l’exercice de ses fonctions, une fois qu’il se refuse à nommer un cabinet en conformité de vues avec les vœux de la majorité du parlement, il n’y a plus d’arrangement possible. Les armes puissantes mises aux mains des chambres pour contraindre le président à suivre leur politique deviennent inefficaces pour amener une solution. C’est bien là de l’équilibre et de la séparation des pouvoirs, mais justement sous leur aspect le plus fâcheux. C’est pour cela que la France a si bien fait de ne pas créer un président élu au suffrage direct et sortant de la même source que le parlement, mais de faire nommer le président par le congrès. Au Chili, au contraire, on a porté si loin l’imitation du système anglais que les membres de l’assemblée constituante de 1833 ne reculèrent pas devant l’absurdité d’établir, dans une république, un président qui ne peut pas être jugé pendant l’exercice de ses fonctions, même dans le cas où il se rendrait coupable de trahison ou de crime de lèse-patrie. C’est, ni plus ni moins, la théorie de l’impeccabilité de la reine d’Angleterre, les ministres ou ses conseillers étant considérés comme seuls responsables des résolutions adoptées. Et au Chili le mal se trouve encore aggravé, car les chambres ne peuvent pas être dissoutes par le président