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de droite et de gauche, au hasard de ses flâneries vagabondes. Ceux-ci n’en jouissent pas longtemps. La mère les en dépouille, engage les hardes au mont-de-piété, s’enfonce un peu plus dans l’ivrognerie. Elle quitte le domicile conjugal le samedi, jour de congé et d’allégresse, et ne revient guère au logis que le lundi, dans quel état ! Les petits ont hurlé de faim et de froid, affolant le voisinage; on a dû leur passer des vivres par la fenêtre. Le lendemain, le plus jeune était mort, et ce cas de shocking neglect parut cette fois si scandaleux que le médecin n’hésita pas à refuser le certificat. La somme assurée échappa à la convoitise du ménage ; il n’avait pas compté sur cette déception et moins encore, sans doute, sur les années de prison que les tribunaux lui infligèrent. Ces gens-là n’avaient pas de chance; ils auraient pu, sans injustice, se plaindre de la condamnation qui les frappait, alors qu’à côté d’eux, dans la même rue, des parens non moins coupables réussissaient à narguer la loi. Ces derniers s’étaient engagés, moyennant cinq schellings par semaine, à recevoir et à entretenir un neveu qu’ils assuraient, dès le jour de son arrivée, pour deux livres sterling. Six mois après, le pauvret n’existait plus, et on jugera, par le bulletin médical suivant, de l’état où se trouvait le cadavre et du supplice qu’avait enduré le malheureux pendant ces cent quatre-vingts jours : « Le corps, écrivait le docteur, n’a que les os et la peau, pèse 16 livres quand il devrait en peser 40. Blessures à l’orteil et au genou droit; contusions au péroné et à la jambe gauche. Les poignets sont sillonnés de cicatrices profondes, provenant de ligatures. La bouche garde les traces d’un coup de poing qui a fait sauter deux dents. Plaies aux joues, aux oreilles, au front, etc. » L’affaire était grave, les meurtriers s’en tirèrent cependant. Le témoignage des voisins manqua ; il fut impossible de prouver qui avait attaché les cordes, battu et torturé l’enfant. Celui-ci vivant, d’ailleurs, sous le toit de deux personnes non admises à déposer l’une contre l’autre, l’enquête ne put aboutir. Laissé en liberté, le couple se présenta aux guichets de l’agence, qui s’exécuta sans difficultés.

Nous n’en finirions pas si nous voulions rapporter l’un après l’autre les cas que la Société nationale enregistre quotidiennement. Il n’y a que les moyens employés qui diffèrent, le dénoûment est toujours le même. Peut-être objectera-t-on que, dans les bas-fonds où nous avons conduit le lecteur, l’intérêt pécuniaire n’est, après tout, qu’accessoire, et que rien n’y sauverait la jeunesse des brutalités de l’ivrogne ou du fainéant. Cela est possible, mais il n’en est pas moins vrai que le profit éventuel, le gain entrevu, ne constituent pas un encouragement à renoncer aux cruautés