Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/89

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Qui ne s’intéresse aujourd’hui aux choses du théâtre ? Où la mode de l’exotique n’a-t-elle pas pénétré ? Les lecteurs ne sauraient manquer à ce théâtre lointain qui s’ouvre pour eux. Un double danger les menace. S’ils sont mal préparés à aborder cette littérature, trop nouveaux à ses procédés, peu informés de ses attaches historiques, quelques-uns, sur la loi des analogies extérieures, seront trop faciles à les rapprocher de l’occident moderne ; acceptant d’enthousiasme toutes les étrangetés, ils y chercheront, ils finiront par y découvrir, nombre de choses admirables qui n’y ont jamais été. L’exemple vient de haut ; Goethe ne trouvait-il pas dans Çakountalâ « la fleur du printemps et les fruits de l’automne, tout ce qui charme et enchante, ce qui nourrit et rassasie, le ciel et la terre ? » C’est beaucoup. D’autres risquent de se rebuter aux bizarreries de l’aspect, aux maladresses puériles, et de méconnaître les agrémens solides et l’intérêt durable.

Ce n’est pas, à vrai dire, pour des lecteurs novices que M. Lévi a écrit sa thèse. Il n’a pas fait œuvre de vulgarisation ; il a fait œuvre de recherche savante. Tout le monde, en somme, y peut trouver son compte. Le jeune indianiste a voulu reprendre les questions principales qui se rattachent au théâtre de l’Inde, les embrasser dans un examen d’ensemble, mis au courant des acquisitions récentes de la philologie indienne. Au service de cette tâche, il a apporté une connaissance pénétrante de la littérature qui lui a mérité plus d’une découverte de détail, un zèle d’investigation qui éclaire toutes les parties d’un sujet très vaste. Certains lecteurs sont gens pressés ; ils réclament une ordonnance irréprochable, des conclusions définitives dans leur netteté ; quels qu’aient été les progrès de l’indianisme, il n’est pas encore en état de satisfaire pleinement à de si sévères exigences. D’autres trouvent plaisir à chercher dans une préparation même un peu austère le sentiment juste des problèmes et la notion de leurs solutions au moins provisoires. En présence d’une littérature si lointaine, ils sentent que le seul moyen d’échapper à un dilettantisme vide, de se mettre au point, si j’ose ainsi dire, est de replacer d’abord les œuvres dans leur cadre naturel et dans leur série historique. Ceux-là trouveront dans M. Lévi un guide sûr dont ils apprécieront le savoir, la chaleur communicative et la sincérité.

Quelque prestige qu’ait pu exercer sur les imaginations la grâce savoureuse et le charme étrange de Çakountalâ, il faut reconnaître que la littérature dramatique de l’Inde ne possède pas de ces chefs-d’œuvre souverains qui commandent l’admiration sans réserve, dont le rayonnement rejette dans l’ombre les singularités de la couleur locale. Est-ce à dire qu’elle ne mérite pas l’attention sympathique de tous les lettrés ?