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voulait dire coup rendu, et qu’il n’y avait nulle trace d’un sentiment moral en tout cela. A première vue, cette thèse s’appuie sur les documens, les observations, les inductions les plus multiples; un coup d’œil jeté sur l’Évolution juridique de M. Letourneau, par exemple, pourra suffire à s’en rendre compte. Mais, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit de la profonde méprise où l’on est tombé ici, par suite d’un étrange oubli. On n’a pas pris garde que tous les crimes dont s’occupent les législations anciennes ou les coutumes juridiques des barbares sont des crimes commis de tribu à tribu, de clan à clan, de famille à famille, c’est-à-dire contre une personne étrangère au groupe social du malfaiteur. Si les lois primitives ne traitent pas des crimes intérieures de la tribu, du clan, de la famille, c’est que ceux-ci étaient souverainement frappés par le chef de ce petit État, aussi clos alors et impénétrable en soi que les monades de Leibniz. Nous savons cependant, à n’en pas douter, qu’il existait, dans chacun de ces groupes fermés, un tribunal domestique, comme il en existe encore chez les Ossètes du Caucase, cette peuplade où le droit primitif semble s’être perpétué au cœur des montagnes pour le bonheur des juristes archéologues. Des tribunaux pareils, des cours d’assises familiales, existent aussi en Chine, ce pays des séculaires survivances; et on les découvre en tout pays inculte où l’on prend la peine de les rechercher.

Or, M. Dareste, dans son magistral ouvrage, récemment paru, sur l’Histoire du Droit, observe avec raison que l’existence de cette justice paternelle a été trop souvent, trop complètement, passée sous silence, et que cette omission a eu des conséquences fâcheuses, par exemple celle de rendre inexplicable la prétendue impunité du parricide au temps de Dracon. Si le sévère législateur athénien n’a rien dit de ce crime, est-ce, comme on l’a naïvement pensé, parce qu’il n’admettait pas sa possibilité? Non, c’est que « le parricide était un crime commis dans l’intérieur de la famille et qui, par conséquent, ne pouvait donner ouverture à la vengeance. La seule peine possible était l’excommunication et l’exil. La plupart des lois barbares gardent le même silence que la loi athénienne, et apparemment par la même raison[1]. » Ainsi, point de vengeance, point de talion en ce qui concerne les délits intra-familiaux;

  1. Il me sera permis d’exprimer le plaisir que j’ai eu à voir une autorité telle que celle de M. Dareste prendre en passant cette idée sous son patronage. Je l’avais indiquée aussi dans les Archives d’anthropologie criminelle de M. Lacassagne, n° du 15 mai 1889. J’y faisais remarquer que, chez les primitifs, il y a deux peines toujours, comme il y a toujours deux prix des mêmes articles, l’un pour le compatriote, l’autre (excessif et arbitraire) pour l’étranger.