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soit que l’auteur appartînt, soit qu’il fût étranger à la tribu dont on était membre? Évidemment non. La différence, alors radicale, des deux cas devait être nécessairement marquée dans la nature de la réaction consécutive. Quand on avait à sévir contre un agresseur étranger pour empêcher le retour de son agression, on exerçait une vengeance pure et simple. Il y avait alors colère, irritation, alarmes d’amours-propres et d’intérêts, mais indignation, non. C’est seulement à l’occasion des délits commis dans l’intérieur de la tribu, des fratricides, des querelles intestines, que le sentiment du repentir d’une part, de la réprobation indignée de l’autre, avait lieu d’éclater; et l’autorité du père justicier ou du prêtre sacrificateur intervenait toujours pour arrêter les représailles en leur substituant une peine proprement dite, infamante ou expiatoire, signe public de l’indignation publique ou purification de la souillure spirituelle. Car la distinction du pur et de l’impur appliquée à l’âme est très énergique chez les primitifs autant que la même distinction entendue au sens corporel l’est peu, ce qui serait inexplicable dans l’hypothèse de leur immoralité prétendue ; et l’impureté du cœur, mal comprise je le veux, mais vigoureusement sentie, expression figurée de leur contrition, leur répugne aussi fort que la saleté physique leur est indifférente. L’inverse se remarque chez beaucoup de civilisés. Pour expliquer les trésors du temple de Delphes, on disait en Grèce, dès la plus haute antiquité, que les loups y avaient apporté l’or, « car on comprenait sous ce nom, nous dit Curtius[1], les hommes inquiets, errans, souillés de meurtres, qui, par l’entremise des prêtres, avaient recouvré la paix de l’âme et le droit de vivre avec leurs semblables, » c’est-à-dire avec le groupe étroit de leurs concitoyens. Cette préoccupation pénitentiaire est si grande parmi les populations sauvages que, chez elles, toute souffrance, toute maladie, toute infortune est souvent considérée comme le châtiment d’une faute inconnue commise depuis la naissance ou dans une vie antérieure.

Mais je m’aperçois que je me heurte ici à une erreur des plus accréditées et qui m’oblige à quelques mots d’explication. On lit partout, partout on répète, même en dehors de l’école d’anthropologie criminelle, que la vengeance et le talion sont la source primitive, unique, de la justice pénale, qu’à l’origine, crime signifiait préjudice matériel purement et simplement que châtiment

  1. Histoire de la Grèce, t. II.