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bonne foi, parmi les hypothèses qui méritent examen. De tout temps les peuples ont couru non-seulement à la « servitude volontaire, » mais à l’erreur volontaire et à demi consciente, quand servitude ou erreur ont paru salutaires. Si l’on comptait tous les illustres et parfois généreux imposteurs, hommes d’État, oracles, thaumaturges, historiens, penseurs même, si l’on passait en revue toutes les générations ou toutes les classes qui ont plus ou moins menti paternellement, afin que les générations suivantes ou les classes inférieures fussent sincèrement abusées, on serait effrayé de la grandeur du rôle social dévolu au mensonge, père de l’illusion. Y a-t-il un seul gouvernement qui soit parvenu à s’établir sans légendes accréditées par des impostures historiques sur ses origines? Même de nos jours, nos bulletins de guerre mentent, nos programmes électoraux mentent, nos journaux mentent, le tout dans un intérêt patriotique ou politique, après tout, secondaire. Comment se ferait-on scrupule de mentir dans un intérêt humain de premier ordre, s’il était démontré que cela fût indispensable, c’est-à-dire que, sans la croyance au libre arbitre, affirmée en dépit de tout argument, la société ne saurait subsister? N’en doutons pas, pour un professeur qui crierait tout haut : périssent les colonies plutôt qu’un principe! il se trouverait mille gens raisonnables qui se diraient tout bas : périssent tous les principes plutôt qu’une colonie! Ce serait le cas, pour les cœurs les plus droits, de se demander si, en somme, vérité signifiant accord possible ou actuel des esprits, société par suite, et non pas seulement accord d’un esprit avec lui-même, une notion antisociale peut être vraie, à proprement parler. Quelque doute de ce genre n’explique-t-il pas peut-être la propagation des doctrines de M. Renouvier sur la liberté personnelle dans le monde pensant de notre époque contemporaine?

Il importe donc au plus haut point de décider si nous allons être acculés à cette nécessité déplorable : nous aveugler, nous tromper nous-mêmes ; s’il n’y a pas d’autre issue pour nous que cette impasse. Suivant M. Fouillée, déterministe pourtant, le sentiment trompeur de notre liberté est une illusion de naissance, comme les catégories de l’espace et du temps, et elle nous est donnée pour notre bien, fantôme idéal qui nous mène, dit-il, à sa propre réalisation dans l’infini. Mais, à la différence des deux autres grandes formes de notre sensibilité, auxquelles il la compare, celle-là n’est pas invincible : ils sont rares, extrêmement rares, les sceptiques qui parviennent à se réveiller « du sommeil dogmatique, » en ce qui concerne l’étendue et la durée, et à se persuader que nous attribuons faussement aux objets ces qualités illusoires,