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encore, estimant les bonnes œuvres supérieures à la prière, sans aucun souci de savoir si cette préférence n’était pas quelque peu téméraire, et n’était pas en contradiction avec cette croyance à la justification par la foi qui est commune à toutes les églises réformées. Elle était d’un tel latitudinarisme sur cette question de la supériorité des bonnes œuvres, qu’elle considérait comme acte de dévotion de travailler à s’enrichir pour avoir moyen de faire la charité avec plus d’abondance. Ses paroles à cet égard sont curieuses à recueillir et à citer. « Une vie chaste, honnête, juste, charitable, tempérante, est une vie dévote, et dévot aussi est le travail temporel, comme d’être honnêtement industrieux pour acquérir et prudent pour conserver, afin qu’on puisse avoir davantage à donner. Il n’y a pas de pauvre mendiant qui ne préfère un penny à une bénédiction, car il vous dira qu’il mourra de faim avec un Dieu vous assiste, mais qu’un denier lui donnera de quoi manger... Soutenir un ami dans la détresse vaut mieux et est plus recommandable que de prier pour lui, secourir un mendiant dans la détresse vaut mieux que de prier pour lui, soigner les malades est meilleur que de prier pour les malades. » Plusieurs fois, dans le cours de cette étude, nous avons eu l’occasion de faire remarquer l’esprit calculateur et pratique de la duchesse, mais cette manière de considérer les bonnes œuvres en est assurément le témoignage le plus original et le plus piquant.

Ces petites hardiesses n’étaient point de simples boutades d’un esprit fantasque en quête d’indépendance, car la duchesse ne se piquait d’incrédulité à aucun degré, et le titre d’esprit fort ne lui eût certainement pas apparu comme une distinction enviable et flatteuse. Mais elle avait trop vécu et conversé avec les philosophes et les hommes politiques du parti des Cavaliers pour ne pas se ressentir beaucoup de leur influence et ne pas avoir appris à leur école à simplifier la théologie. Elle l’avait tellement réduite que, si l’on n’était averti, on ne verrait pas ce qui sépare la sienne des purs déistes et théistes. Dieu, l’immortalité, la providence, en restant les seuls fondemens essentiels. Quant au diable, elle avait sur lui une opinion assez originale. Elle lui niait tout pouvoir temporel et lui reconnaissait une puissance spirituelle de bas aloi. Impuissant à infliger le mal physique, il était cependant tout-puissant pour conseiller le mal moral, et elle s’étonnait en conséquence que ce personnage, qui ne pouvait blesser les corps, eût autant d’empire sur les âmes, qu’il n’avait pour séduire que ses imbécillités et ses mensonges.