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semblait que, si ces deux forces s’unissaient pour sauver la monarchie, la monarchie serait sauvée. Mirabeau n’y faisait pas d’objections absolues, quoiqu’il lût très défiant, nous l’avons vu, à l’égard de La Fayette ; mais il entendait prendre ses précautions. La lettre qu’il écrit au général le 1er juin 1790 et la note qu’il fait remettre au roi le même jour nous font connaître son état d’esprit. M. Charles de Loménie l’accuse de jouer en cette circonstance un double jeu, de flatter La Fayette pendant qu’il le dénonce à la cour. Cette duplicité était bien dans les habitudes de Mirabeau, il s’en rendit souvent coupable ; toutefois en rapprochant l’un de l’autre les deux documens publiés par M. de Bacourt, je n’y trouve pour ma part aucune trace de perfidie. J’y vois simplement la perspicacité de l’homme d’État. Mirabeau offre bien à La Fayette de signer un traité de paix, de servir à côté de lui, comme le père Joseph sous Richelieu, mais les termes de sa lettre sont plus sévères qu’aimables. Il reconnaît que le général est puissant, mais il lui reproche de faire un mauvais usage de sa puissance, de ne rechercher que les amitiés et les concours subalternes. Il tient surtout à montrer qu’il ne se paie pas d’apparences, qu’il se sait méconnu, sacrifié à des rivaux obscurs, séparé du général par des intrigues de bas étage. « Vous en croyez de petits hommes, dit-il en finissant, de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l’un à l’autre. »

Celui qui écrit cette phrase a bien le droit de se retourner le même jour vers le roi et de lui dire en toute liberté ce qu’il pense de La Fayette. Il n’en pense rien de bon. Il croit le général hors d’état de résister aux passions populaires. Comment celui qui doit tout aux Parisiens et aux gardes nationales pourrait-il leur opposer une barrière? Le politique qui n’a acquis son influence qu’en se mettant au ton de Paris sera toujours forcé pour la conserver de suivre le torrent. Si ses principes n’étaient pas ceux de son armée, ne serait-il pas bientôt sans soldats et sans pouvoir? Composer un ministère dont La Fayette serait le chef, ce serait livrer le royaume à Paris, tandis qu’on ne peut se sauver qu’en ramenant Paris par le royaume. Mirabeau a ses raisons pour insister sur ce point. Il craint que la cour ne penche du côté de son rival. Il veut bien travailler avec La Fayette au salut de la monarchie, mais à la condition de le surveiller et de le contenir. Il ne sera l’Éminence grise de ce Richelieu que si l’Eminence grise tient en mains tous les ressorts du pouvoir.

C’est ce qu’il explique le 20 juin 1790 dans une nouvelle note adressée à la cour. Il voudrait que la reine fît venir La Fayette