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qu’il avait pu croire à des exceptions, à des gourmands ou des vaniteux isolés, il n’avait point perdu courage ; mais quand il avait vu des couvens entiers tomber dans le relâchement, il avait compris que la pure doctrine évangélique, sans atténuations ni faux-fuyans, n’était à la portée que d’une élite entre les élites. L’expérience avait été faite deux fois, et deux fois elle avait échoué; pas plus que Jésus, son maître, François Bernadone n’avait pu transformer l’humanité et faire que les hommes ne fussent plus tout à fait des hommes. Quelques disciples lui parlaient de lutter, de sévir. « Non, répliqua-t-il tristement; qu’ils vivent comme ils voudront. » Il cessa de s’informer de ce qui se passait dans l’ordre et pleura silencieusement son beau rêve. Les moines qui le veillaient connurent seuls ses angoisses.

Personne, depuis lui, n’a renouvelé sa tentative, et ceux qui se disent chrétiens, s’enfonçant chaque jour davantage dans les compromis et les sophismes, s’éloignent de plus en plus des préceptes de Jésus, si clairs pourtant et si catégoriques.


On l’avait transporté à Sienne, pour y être soigné par un médecin en réputation. Au printemps de 1226, on le ramena à Cortone, puis à Assise, non sans peine, car le bruit de sa fin prochaine s’était répandu dans l’Ombrie, et les villes étaient prêtes à se faire la guerre pour s’assurer son corps. Cortone refusait de le laisser sortir. Assise envoyait des troupes protéger son bien. Pérouse préparait un coup de main pour l’enlever au passage. Assise l’emporta, et ce fut un spectacle barbare et saisissant, bien digne du moyen âge, que l’arrivée de ce moribond, entouré de soldats et reçu par une ville en liesse, qui remerciait Dieu de lui préparer des reliques. « Tout le peuple, ajoute le vieux biographe, espérait que le saint de Dieu allait bientôt mourir, et c’était la cause d’une si grande jubilation. »

La Portioncule eut ses derniers momens. Il souffrait cruellement et supportait son mal avec infiniment de douceur et de patience. Ses adieux à ses frères furent affectueux et simples. Il leur recommanda une dernière fois la pauvreté, les bénit et attendit en paix l’au-delà. Le 3 octobre 1226, se sentant mourir, il se fit chanter le Cantique des créatures. C’étaient ses adieux à la vie, parure et bénédiction du monde. Il expira le même jour, à l’heure du crépuscule. Un vol d’oiseaux, en quête d’un gîte pour la nuit, tourbillonnait et gazouillait au-dessus du couvent. Les frères ne doutèrent point que les alouettes ne fussent venues chanter un hymne en l’honneur du doux ami des bêtes.

La nouvelle de la mort fut portée à Assise, qui se chargea de l’apprendre à toute la vallée et aux villages posés au flanc des