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chez des mystiques, hommes ou femmes, exténués par la privation de nourriture et de sommeil et sujets aux extases. Quand leur imagination demeure tendue sur les scènes tragiques de la Passion, quand ils les évoquent jusqu’à en être obsédés, leur corps se couvre spontanément d’empreintes et de plaies. Ils portent, comme saint François, leur précurseur et leur modèle, la marque saignante des clous et de la lance, et y joignent parfois d’autres stigmates que saint François n’avait pas. L’un offre les traces de la flagellation, l’autre celles de la couronne d’épines. Sainte Claire de Montefalco portait sur la poitrine, à l’endroit du cœur, l’image de tous les instrumens de la Passion. Le seul Tyrol a possédé trois stigmatisées dans la première moitié de notre siècle[1]. Les incroyans n’ont plus besoin de recourir à une déplaisante profanation de cadavre pour s’expliquer les stigmates de l’Alverne; ils sont en face d’un phénomène parfaitement naturel et assez fréquent.

Nous nous bornerons à ajouter que, pour les croyans eux-mêmes, la répétition indéfinie du miracle lui a ôté de son importance religieuse. Saint François n’a plus été que le chef d’une lignée, au lieu de rester dans la mémoire des générations comme le favori du ciel, choisi pour donner à la terre un spectacle à jamais unique. C’est une différence dont les écrivains catholiques ne se rendent pas assez compte, lorsqu’ils célèbrent indiscrètement d’autres cas de stigmates. Chaque nouvel exemple rapetisse la scène de l’Alverne. Elle formait jadis le chapitre capital d’une biographie de saint François. Elle n’en est plus maintenant qu’un épisode. Un peu plus, on la passerait, de peur que quelque lecteur malveillant ne soit tenté de confondre cet homme admirable, aussi sain d’esprit que grand de cœur, avec la foule équivoque des hallucinés et des hystériques.

Il redescendit de l’Alverne entièrement épuisé et ne fit plus que languir et souffrir. Le corps était usé, l’âme oppressée. Ce triomphateur, au jugement du monde, se préparait à descendre au tombeau en vaincu. Que lui importaient les acclamations et les foules prosternées? Il n’était pas venu pour récolter des applaudissemens ; il était venu pour rouvrir l’Evangile et crier à tous ces affamés de justice et de bonté : « On vous trompait! Écoutez la vraie parole et soyez enfin chrétiens. Ne croyez pas que cela soit trop difficile : regardez mes moines. » Les peuples étaient accourus, et voici que ses moines avaient trouvé cela trop difficile. Aussi longtemps

  1. Des Hallucinations du mysticisme chrétien, par A. Maury (Revue du 1er novembre 1854). Les travaux sur la suggestion hypnotique ont achevé d’élucider la question. On a provoqué les stigmates et la sueur de sang, par suggestion, sur différentes personnes. (Voir le Somnambulisme provoqué, par Beaunis; les Mémoires de la Société de biologie (1885); la Revue de l’hypnotisme, t. IV, etc.)