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Il y eut bientôt des milliers de mineurs qui n’avaient jamais vu saint François et n’avaient pas appris à son école combien les forts peuvent être doux sans perdre de leur ascendant. Antoine de Padoue l’avait vu et entendu, et il s’écriait pourtant du haut de la chaire : « L’évêque de ce temps-ci est semblable à Balaam assis sur son ânesse, et qui ne voyait pas l’ange qu’apercevait cet animal. Qu’est-ce à dire ? Balaam représente celui qui rompt les liens de la fraternité, qui trouble les peuples, qui opprime et dévore les petits. C’est ce que fait l’évêque sans sagesse, lorsque, par sa folie, il jette le trouble parmi les nations, et que, par son avarice, il dévore leur substance. Il ne voit pas, celui-là, l’ange de Dieu[1]. » C’était clair, cela. L’Italie frémit une fois de plus de l’éternelle illusion de l’humanité et se reprit à attendre le règne de la justice.

Les mineurs la couvraient à présent d’un fourmillement. Saint François était presque inquiet de leur nombre. Il disait à ses confidens : « — Il y a trop de mineurs. On en rencontre trop. » — On en rencontrait, en effet, partout, cheminant deux à deux sous la pluie et le soleil, haranguant les auditeurs de bonne volonté, et tribuns autant que prédicateurs. A l’exemple du maître, ils laissaient les sermons en latin au clergé et se servaient de la langue vulgaire, car ils tenaient à être compris et, si le peuple italien du XIIIe siècle entendait encore le latin[2], il entendait infiniment mieux son propre patois. Les mineurs lui parlaient, comme de choses possibles, de paix et de fraternité, de justice et de liberté; comme de choses réelles, des droits des peuples et de la dignité humaine. On les écoutait avidement, et il restait de leur passage l’impression que tout n’était pas fini, ainsi qu’on l’avait cru avec désespoir, et que la détresse des humbles n’était pas irrévocable. Autre nouveauté consolante : Dieu paraissait beaucoup moins loin depuis que les fils de saint François le vantaient familièrement à tout venant ; on recommençait à croire qu’il s’intéressait à l’homme autrement que pour le punir.

L’accueil des palais et des châteaux était plus hésitant. Les succès des mineurs auprès du peuple ne laissaient pas d’être compromettans, et le rapide développement de l’ordre n’était pas pour rassurer les nobles et les prélats, qui ne s’y trompaient pas, eux non plus, et voyaient à merveille où voulaient en venir ces mendians, qui les saluaient jusqu’à terre et allaient ensuite prêcher à leurs sujets le vrai Évangile, socialiste et révolutionnaire. A Rome même, une partie des cardinaux signalaient le danger au pape.

  1. Traduction de Frédéric Morin.
  2. Voir Ozanam, les Poètes franciscains.