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« car ils étaient habillés et vivaient comme personne, et ils avaient presque l’air d’hommes des bois[1]. » Les injures et les projectiles pleuvaient sur ces vagabonds suspects. Les gamins se suspendaient à leurs capuchons, les femmes s’enfuyaient. Eux s’obstinaient, avec une patience invincible, à répéter qu’ils apportaient la paix. Ils entraient dans les maisons pour obliger les gens à les écouter. Ils arrêtaient les passans dans les rues ou sur les chemins. Les yeux s’accoutumaient par force à leurs figures étranges, et les oreilles se dressaient à ce mot plus étrange que tout : la paix.

Heureux le disciple qui avait le maître pour compagnon. Saint François n’était pas poète pour rien. Il découvrait tout le long de la route des bonheurs dont son associé ne se serait pas douté, et il les lui vantait avec tant de feu, que l’autre se laissait persuader qu’il était en effet ravi de dîner avec des croûtes de pain, pourvu que les arbres fussent beaux et l’herbe fraîche. La gaîté de saint François doublait encore l’agrément du voyage. Elle était invariable, naturellement, et aussi par parti-pris. C’était chez lui une idée arrêtée que le diable perd sa peine avec les gens gais, tandis que l’homme « qui geint, qui est amer et triste, » court grand risque d’être un gibier d’enfer. Sa physionomie parlante et souriante reflétait ses dispositions intérieures et apportait la joie avec elle. Les visages s’éclairaient avant qu’il eût ouvert la bouche, par la seule vertu de l’héritage de grâce et de séduction que François Bernadone avait transmis intact à saint François. Il avait beau être poudreux, rapiécé, brûlé par le soleil, il était toujours le « si aimable. » Ses harangues achevaient la victoire. Personne ne résistait à la flamme avec laquelle il prodiguait sans compter, pour trois ou quatre manans aussi bien que pour une assemblée de nobles, les trésors de foi et de bonté dont son cœur était plein. Sa parole ardente et naïve rouvrait la source des sentimens tendres dans ces âmes desséchées par la continuité du malheur ; il avait le secret des mots qui rendent meilleur.

Quelques mois se passèrent ainsi, dans une obscurité paisible. La nécessité d’une discipline commune contraignit enfin saint François au pas décisif qui le mit tout d’un coup en pleine lumière.

Il avait écrit une règle, la plus simple du monde, qui se réduisait presque à la défense de rien posséder. Il voulut la soumettre au pape, partit pour Rome avec ses onze disciples et s’émerveilla d’abord de la facilité avec laquelle les choses s’arrangeaient. Le hasard leur fit rencontrer l’évêque d’Assise, qui les patronna, et ils obtinrent une audience du souverain pontife, auquel saint

  1. Les Trois compagnons.