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le régime féodal et de la métamorphose de ses pasteurs en loups dévorans qui n’épargnaient pas leurs propres troupeaux. Dans le clergé lui-même, il y avait toujours eu des moines et des prêtres dont l’âme se remplissait de honte et de dégoût en voyant leur abbé vivre en bandit, leur évêque en joyeux batailleur. Leur colère à tous s’exaspérait à mesure qu’ils remontaient par la pensée la hiérarchie romaine, au sommet de laquelle la papauté, sauf de glorieuses exceptions, donnait l’exemple de la violence et de l’iniquité. La conscience populaire se révoltait, et il n’était pas besoin de grande attention pour distinguer un chœur assourdi de malédictions, qui n’attendait qu’une occasion pour éclater en accens formidables, ceux qui firent plus tard la Réforme.

Les maux dont ils s’indignaient étaient lamentables, mais on ne voit pas comment ils auraient pu être évités, comment les papes auraient pu rester fidèles à la tradition primitive et conserver innocemment les vertus évangéliques dans les siècles qui suivirent les invasions des barbares, alors que le chef de la chrétienté était exposé tout comme un autre à être enlevé par les brigands ou massacré par un rival. Il n’y avait pas alors dans tout l’Occident de lieu plus infesté de barons pillards que Rome, de population plus sauvage que les Romains. La ville sainte aurait été, même sans le pape, un des grands coupe-gorge de l’Europe. La présence du successeur de saint Pierre y doublait le désordre. Elle en faisait le rendez- vous des conquérans étrangers et des aventuriers heureux, dont l’un prétendait être couronné, comme Charlemagne, dans l’antique basilique de Saint-Pierre, dont l’autre voulait prendre la tiare pour la donner à un client. Le saint-père vivait au milieu des bagarres et ne pouvait pas dire sa messe en sécurité. Il n’est pas surprenant qu’il ait aspiré à la grandeur temporelle autant et plus qu’aux sept béatitudes.

Il faut regarder d’un peu près ce spectacle extraordinaire pour se rendre compte de ce qui était alors possible et impossible. De 897 à 985, moins d’un siècle, il y eut un pape empoisonné, deux étranglés, quatre morts en prison d’une manière suspecte. Vers la fin du XIe siècle, le grand Grégoire VII, pour avoir osé s’attaquer aux simoniaques, fut enlevé une nuit de Noël dans Sainte-Marie-Majeure. En 1118, Gélase II fut attaqué à coups de pierres et de flèches pendant qu’il officiait à Sainte-Praxède. Cela ne pouvait pas durer. Il fallait au saint-siège des soldats et des forteresses, dans l’intérêt même de la religion, sans cesse outragée et bafouée dans la personne de son chef. C’est ainsi qu’il fut amené à fermer l’Evangile et à aimer l’argent, avec lequel on achète des armées.

Il rouvrit la porte du temple aux marchands, se fit marchand lui-même et vendit tout ce qu’on voulut bien lui acheter : dignités