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leur possession, les fortes villes qui dominent le haut Tibre et ses affluens s’étaient transformées peu à peu, elles aussi, en républiques. L’autorité y avait passé aux mains de la bourgeoisie et du peuple, et il en était résulté un épanouissement qui a été éphémère, parce que les jeunes souveraines se mirent aussitôt à se jalouser. Leurs luttes acharnées eurent vite fait de les jeter dans une décadence qui a été sans remède. Aujourd’hui, elles sont mortes. Leurs rues désertes n’ont plus que des boutiques de village, leurs maisons silencieuses ont l’aspect lépreux que donnent aux murailles les longs abandons. Ce sont d’adorables nécropoles, toutes hérissées de monumens exquis, tout égayées de vues incomparables sur les Apennins et leurs vallées profondes. Nulle activité humaine n’y trouble les visions du passé. On chercherait en vain des asiles plus à souhait pour les mystiques légendes du moyen âge.

C’est dans une de ces villes aériennes, à Assise, que naquit, en 1182[1], l’enfant destiné à remuer profondément la chrétienté. Son père, Pierre Bernadone, était un gros marchand d’étoffes qui s’en allait trafiquer au loin, selon l’usage du temps. On était encore à l’âge héroïque du commerce, et les expéditions de ces marchands en armes, escortant leurs ballots sur les champs de foire de l’Europe, avaient une physionomie militaire et aventureuse que nous ne sommes plus accoutumés à associer aux opérations de cette nature. Les Italiens avaient commencé, dès la fin du XIe siècle, à passer les Alpes pour venir vendre leurs produits dans le midi de la France, et nous savons par les contemporains qu’au XIIIe siècle on les rencontrait partout, aux fameuses foires de Champagne aussi bien qu’en Provence ou en Languedoc. Ils nous apportaient les cotonnades et les mousselines dont l’Orient avait eu longtemps le monopole, les taffetas, brocarts, velours, pour lesquels leurs artisans étaient alors sans rivaux. Pierre Bernadone faisait des courses fréquentes dans notre pays, et la tradition veut qu’il s’y soit marié, pendant un de ses voyages, avec une fille noble de souche provençale. Ainsi s’expliquerait que son fils François ait eu dès l’enfance la tête pleine de chansons et de contes provençaux.

Sa femme, qui se nommait Pica, n’est pour nous qu’une silhouette indécise. Les vieux biographes de saint François, ceux qui avaient connu sa ville et sa famille, parlent à peine de sa mère. Ils nous disent qu’elle était simple et indulgente, la font apparaître deux ou trois fois à l’arrière-plan et semblent ensuite l’oublier. Son nom n’est plus prononcé. Nous ignorons jusqu’à la date de sa mort et si elle put jouir de la gloire de son enfant. Pierre Bernadone disparaît

  1. Selon d’autres, en 1181.