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soient ceux en même temps dont on a presque le plus, et le plus justement, critiqué le style.

Est-ce que, peut-être, comme en peinture et comme en sculpture, où la beauté ne s’atteint trop souvent qu’au détriment du caractère, ainsi, dans le roman et au théâtre, la pureté du style ne s’obtiendrait qu’aux dépens de la complexité de la vie ? Je serais parfois tenté de le croire. Mais quand je le croirais plus fermement encore, je ne sais si j’oserais le dire. Pour détourner nos romanciers de cette soi-disant « écriture artiste, » qui, naguère encore, pour quelques-uns de leurs prédécesseurs, était l’art à peu près tout entier, je ne voudrais pas qu’on m’accusât d’encourager personne à mal écrire, ni surtout à chercher l’originalité dans le barbarisme.

Je me contenterai donc, sur ce sujet, de répéter à peu près ce qu’ici même, tout récemment, j’avais l’occasion de dire, en parlant des symbolistes et du symbolisme.

Sous l’influence de beaucoup de causes, assez difficiles à démêler, nous voyons bien qu’il s’opère dans la langue, obscurément et sourdement, depuis quelques années, une révolution ou une transformation nouvelle ; mais ni le sens n’en est assez clair, ni, à plus forte raison, l’objet assez distinct et assez précis pour qu’on puisse essayer seulement de les définir. Il semble qu’avec un vocabulaire plus étendu, des combinaisons de mots plus savantes, plus rares, et une plus grande liberté de tours, on s’efforce d’exprimer des choses plus intimes, des « correspondances » ou des affinités plus secrètes. Mais ce n’est peut-être là qu’une apparence ou une illusion, la désorganisation même de la langue que l’on prendrait pour son contraire, et les symptômes d’une anarchie croissante que l’on confondrait avec une promesse prochaine de renouvellement. Il n’y a rien, depuis un demi-siècle, dont on ait plus raisonné que de l’évolution des langues, ni plus déraisonné, ni qui nous soit moins connu.

Si cependant c’est en pareil sujet, où il y va de l’avenir d’une langue, d’une littérature et du génie même d’un grand peuple, qu’il convient d’espérer contre l’espérance, nous ferons observer qu’il n’est pas sans exemple qu’une langue se soit dégagée plus claire et plus limpide, plus vigoureuse et plus saine, par une espèce de chimie mystérieuse, du milieu même de la corruption qui semblait l’envahir. Qui se serait attendu, voilà tantôt trois cents ans, que de la langue de Ronsard lui-même, de Desportes ou de Du Bartas, disons encore, si l’on veut, de celle d’un Théophile ou d’un Scudéri, ce fût la langue de Malherbe, celle de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine qui dût sortir un jour ? La langue de Pascal et de Bossuet, aussi riche et aussi souple, n’est-elle pas plus claire, moins gauloise, mais plus universelle que celle de Montaigne et de Rabelais ?