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d’un amant fût-elle illisible, qu’en serait-il de plus ou de moins du roman romanesque, et de l’avenir du roman ? Il faudrait faire attention qu’en perdant le goût des idées générales, c’est aussi celui de ce qu’il y a dans l’œuvre littéraire de plus intime et de plus profond, de plus durable et de plus permanent, qu’on finira par perdre ; — si la plupart de nos romanciers ne l’ont déjà perdu.

C’est ce qui résulte au moins de leurs déclarations, qui ne leur font guère d’honneur, s’il faut qu’elles soient sincères. On dirait, en vérité, qu’aucun d’eux n’a jamais réfléchi sur son art, ni, — ce qui est plus grave, — ne s’est jamais interrogé sur les raisons qu’on peut avoir d’écrire. Il est surtout une phrase qui leur échappe à tous, et dont je ne puis croire qu’ils aient mesuré la portée. « Pas d’étiquettes, s’écrient-ils, pas d’écoles ; on fait ce qu’on peut, comme on le peut ; et tout est bien qui réussit. » C’est comme s’ils disaient qu’il importe peu comment on fait sa fortune, pourvu que l’on la fasse. Quand ils nient ainsi le pouvoir de la volonté ou de l’idée dans l’art, c’est la notion même de l’art qu’ils expulsent de l’art. Et, pour les « écoles, » ou pour les l’étiquettes, » — qui ne sont que les noms dont on nomme les écoles, — quand ils déclarent qu’il n’en faut plus, je suis comme effrayé du nombre de banalités qu’ils ignorent ou de vérités qu’ils nient sans le savoir.

Ô reporters, s’il m’est permis de vous donner un bon conseil, n’interrogez jamais les poètes sur les poètes, les romanciers sur les romanciers, les auteurs dramatiques sur les auteurs dramatiques ! s’ils n’ont pas de talent, votre opinion vaut la leur. Elle vaut même davantage, étant toujours plus désintéressée. Mais s’ils ont du talent, comme ce talent consiste en une manière de voir, de concevoir, de rendre la nature et la vie qui leur est personnelle ou exclusive à chacun, oh ! alors, rappelez-vous qu’aussitôt qu’ils essaient de sortir d’eux-mêmes, leur incompétence devient indiscutable ! L’auteur de Madame Bovary ne serait pas celui de l’Éducation sentimentale, s’il eût pu rendre justice à l’auteur de Monsieur de Camors ou comprendre seulement l’Histoire de Sybille… Mais n’interrogez pas les critiques non plus. Car, pour ceux-ci, supposé qu’ils aient quelque chose qu’ils croient intéressant à dire, ils voudront le dire eux-mêmes, trop honorés d’ailleurs de vos visites, et aussi trop polis pour abuser de votre complaisance.

Je sais bien pourquoi nos poètes et nos romanciers ne veulent plus aujourd’hui d’écoles : c’est que, pour former une école, il faut être au moins deux, un maître et un disciple ; et personne aujourd’hui ne veut être « disciple, » mais chacun a la prétention de ne ressembler qu’à lui-même. Voilà une étrange prétention ! Car, comme le disait en son jargon, — où je me rappelle avoir signalé d’excellentes choses mêlées,